Les habitudes ont la peau dure - c’est en tout cas ce que certains disent. Ici, à Staten Island, je suis plutôt heureux, et mon quotidien est confortable. Je me lève tôt, déjà plongé dans une routine familière, prépare mon café, vais faire l’ouverture de ma boutique et reçois les premiers clients. Les matinées sont plutôt chargées, il y a des heures où le lieu est plus peuplé ; j’ai noté un pic d’activité aux alentours de huit heures trente, et un autre aux alentours de seize heures. J’ai donc pris soin d’embaucher du personnel en renfort pour ces moments en particulier ; une personne le matin, une personne l’après-midi. Je me charge de l’ouverture et de la fermeture (j’aime avoir la mainmise sur mon business, comme si je devais m’assurer que tout soit bien en ordre avant de pouvoir rentrer chez moi, juste au-dessus, et fermer l'œil paisiblement). En parlant d'œil, le mien est aujourd’hui particulièrement douloureux. Se lancer dans un tel commerce avec mon visage défiguré a été un pari risqué mais, au final, les gens s’attardent peu là-dessus, sont plus tolérants que j’aurais pu le croire. Comme quoi, on a parfois de bonnes surprises.

Les habitudes, donc, ont la peau dure. Et celle pour qui ce dicton s’avère exact est l’une de mes jeunes cliente, encore étudiante, qui vient tous les jours à la même heure, réglée comme une montre Suisse. Depuis l’ouverture de La Dernière Goutte, elle ne manque jamais un jour pour venir ici étudier (ou bricoler je ne sais trop quoi). J’ai fini par retenir son prénom assez vite, Lola et ses commandes régulières. J’ai même fini par lui offrir certaines consommations (un geste commercial, ou un geste de sympathie, je ne saurais pas le déterminer moi-même). Quoiqu’il en soit, la demoiselle m’arrache toujours un sourire et je me surprends toujours à attendre sa venue quand vient son heure.
Certaines de mes tasses ont été taguées par ses soins, et ce sont celles que je lui donne, celles qui lui sont réservées. Si, la première fois, je n’ai pas vraiment su comment réagir, je dois dire que cela ne me dérange plus, maintenant. C’est aussi devenu une habitude, comme tant d’autres choses. Dans une ville finalement si peu peuplée que Staten Island, il est agréable de forger des liens aussi … Particuliers. Des liens qui sortent de l’ordinaire, qui ne suivent pas les traces de banales commodités. “Bonjour, comment allez-vous aujourd’hui”, “Il fait plutôt gris ces temps-ci” et “Au revoir, très belle journée”. Lola change mon quotidien et y a pourtant inséré une habitude, une familiarité. Je trouve le contraste amusant.

Lorsque l’heure arrive, aujourd’hui, je prépare par avance une des nouvelles boissons de printemps qui pourra peut-être lui plaire : un café au jasmin. Une recette qui arrive tout droit d’instagram, apparemment, et que l’un de mes barista a vivement voulu essayer. La boisson a eu un petit succès de par son originalité et je dois dire que, tant que la recette est vendeuse, cela me convient parfaitement. Je n’ai moi-même pas trouvé le goût exceptionnel mais les boissons florales n’ont décidément pas ma préférence.
A l’heure dite, pourtant, il n’y a personne ; peut-être que la jeune femme a été retenu ailleurs, pour une raison que j’ignore et je laisse la tasse de côté en m’occupant d’autres commandes. Et, alors que les minutes défilent, je me surprends à me demander s’il lui est arrivé quelque chose sans même savoir pourquoi je m’en inquiète. Lorsque les habitudes s’installent, il est difficile de s’en défaire. Lola a peut-être trouvé un meilleur café (ce dont je serais secrètement vexé), ou a tout simplement eu autre chose à faire aujourd’hui. Un léger soupir m’échappe alors que je hausse les épaules pour tenter de me changer les idées.

La vie est faite de rebondissements, non ?
Pourtant, je ne peux m’empêcher de jeter plusieurs regards à la porte d’entrée, si bien qu’un de mes barista finit par me charrier. J’essaye de sourire à mon tour, frappé par le ridicule de la situation. Je n’ai jamais eu d’enfant, et c’est peut-être mieux ainsi. Quel père inquiet aurais-je été ? Je lâche un léger soupir au moment où la porte s’ouvre sur la tant attendue Lola. Un sourire étire mes lèvres.

“Ah, voilà celle qu’on attendait plus…” dis-je en m’approchant du comptoir.

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