C'était comme si toute une montagne était en train de sortie de terre, comme si tout ce qui remontait se matérialisait en un genre d'éclats de verre qui transperçaient les tempes de Shadowheart depuis tôt dans la journée. Est-ce que c'était humainement faisable de survivre à ça ? Visiblement ça l'était, et aussi douloureux que ça pouvait être, c'était invisible, ça ne laissant aucune trace visible à l'extérieur, c'était caché, trop bien caché pour que l'évidence frappe au premier coup d'œil.

La journée fût longue à démarrer, sans parler de la soirée qui aurait très bien pu être un désastre si elle ne tenait pas un minimum à son travail. Durant des heures, une seule idée lui venait en tête : que les dernières cartes soient distribuées, que tout le monde s'en aille et qu'elle puisse enfin respirer. Elle avait réussi à échapper à Karlach la journée entière, et quand bien même elle devrait la croiser, elle se demandait comment elle devait agir. Pourtant, ce n'était pas l'envie de lui parler qui lui manquait, elle n'aimait juste pas ça, devoir s'ouvrir aux autres pour aller mieux ; devoir se confier sans donner l'impression d'être à plaindre. Quelle angoisse... Et puis, rien ne lui disait que la Tieffelin comprendrait, si elle ne la prendrait pas pour une folle alliée avant de jeter ses valises au pas de sa porte. Non! C'était bête de penser ça, et elle s'en rendait bien compte, Jen. Qui ferait ça, même ? Personne de sain d'esprit –  et encore moins Karlach, ça jamais.

　　Après avoir rangé sa table de poker, Shadowheart s'était rendu aux vestiaires pour se changer et enfiler une tenue plus confortable que la chemise et la jupe qu'elle n'appréciait naturellement pas de porter tous les jours. Il y avait des jours avec et des jours sans, et ce soir, elle en avait très vite eu assez – même si le lendemain elle allait de nouveau devoir s'accoutumer de ce même uniforme noir et blanc. Elle avait grossièrement enfoncé ses affaires dans un sac presque trop petit pour ce qu'il contenait avant de retourner dans la salle principale de la boîte, hésitant un moment entre passer par l'entrée du personnel OU se jeter dans la gueule du loup. A croire que la deuxième option lui paraissait plus raisonnable, puisqu'elle s'avançait tout droit vers la porte de sortie de la boite, sentant déjà les courants d'air frais de l'extérieur s'engouffrer dans le couloir. Shadowheart tira finalement la porte pour l'ouvrir, se retrouvant nez-à-nez avec Karlach.

Tout laissait croire qu'elle ne s'y attendait pas, mais à l'évidence, elle était dans le déni, comme si en passant par là elle allait passer entre les mailles du filet. Elle aurait presque envie d'en rire tant elle devait avoir l'air ridicule alors que ses pupilles s'encraient aux siennes dans un silence de plomb ; silence qui lui semblait déjà durer depuis une éternité.

« Salut ! » parce que oui, elles ne s'étaient pas parlées de la journée. Il fallait bien commencer quelque part.  Et puis c'était beaucoup trop silencieux à son goût, même si elle pourrait passer des heures à la regarder sans broncher. « Tu vas pouvoir rentrer te mettre au chaud, je suis la dernière à passer cette porte » elle lui soufflait finalement, arborant un léger sourire avant d'enfin mettre le pied dehors.

La porte se referma derrière elle, et comme prise d'un courage sans failles, la brunette fit de nouveau face à sa collègue, levant les yeux vers elle avec une détermination complètement défaillante. Elle ne savait pas comment engager la conversation, alors qu'elles avaient l'habitude de se parler toutes les deux. Ca semblait plus simple la veille encore – comme si entre elles, un fossé invisible s'était tout à coup formé. Elle se l'était elle même imposé sans forcément y avoir songé, peut-être par peur de ne pas être comprise, ou simplement parce qu'elle n'avait pas l'habitude de se livrer aux autres.

« J'aimerais te parler de quelque chose, mais l'endroit ne me semble pas vraiment approprié. » elle reprenait d'une petite voix, laissant son regard glisser autour d'elle, comme pour appuyer ses dernières paroles.

Karlach prenait tellement sur elle depuis des mois qu'elle était au bord de l'implosion. Comme toujours, les autres passaient avant et elle se mettait de côté, elle prenait soin des autres, mais qui pour prendre soin d'elle ? Elle se faisait la réflexion, ce matin là. Astarion et Shadowheart qu'elle avait retrouvé et sur qui elle veillait, ces deux gremlins surtout qui aimaient provoquer leur monde, Wyll lui manquait plus que jamais dans ces moments. Oh, elle était en faute aussi et en avait conscience, elle aurait pu travailler ailleurs, aurait pu ne pas prendre Shadowheart chez elle en colocation et les laisser vivre leurs vies comme si de rien était, comme s'ils n'avaient pas passés des semaines ensemble et n'étaient pas une famille, autrefois. Mais c'était impossible.

Tous les jours, Karlach ruminait, tous les jours, elle regardait les deux en espérant qu'un miracle se fasse et qu'au moins un ait un éclair de lucidité, un souvenir, quelque chose. Mais la journée était passée, elle avait fait quelque courses, avait été courir un peu le long de la plage, elle avait essayé de s'occuper et si elle ne travaillait pas ce soir, elle se serait sûrement mis une cuite pour passer plus vite au lendemain. Qui l'aurait cru, hm ? Elle qui aimait tant faire la fête, s'ennuierait presque alors qu'elle travaillait depuis plusieurs mois pour Astarion dans un lieu fait pour la fête. Tout était si... triste. Elle passait plus de temps à veiller sur eux deux qu'autre chose mais c'était plus fort qu'elle, elle ne pouvait juste pas... laisser les choses se faire, laisser les deux avancer, elle ne savait pas abandonner. Et même quand c'était une torture de rester près de Shadowheart. Sentir chaque jour son parfum et rester à distance, jouer les bonnes copines, repartir à zéro pratiquement alors qu'elles avaient été si... proches. Ne devoir se satisfaire que de son imagination et ses espoirs vains.

La soirée avait fini par se pointer et le travail avait suivi, généralement c'était ... calme. Calme parce que les clients avaient vite compris qu'il valait mieux ne pas jouer au con, que la Barbare était très réactive quand il le fallait mais aussi parce que le capitale sympathie y jouait beaucoup. Le capitale sympathie et la Barbare de plus de 2m qui pouvait les soulever comme un rien pour les envoyer voler à l'extérieur sur le bitume, tout dépendait. Mais elle connaissait tout le monde maintenant et c'était réciproque, son travail était donc plutôt ennuyeux et se résumait à vérifier que certains n'aient pas picolés à l'excès, elle connaissait les visages à surveiller, à force.

Elle disait au revoir aux derniers clients et fermait à clé la porte d'entrée principale, tout le poids du monde semblait lui retomber soudainement sur les épaules, lourdement, un break mental de quelque heures lui avait été accordé, les mois passant elle avait même fini par arrêter d'espérer voir un visage familier dans la foule. Direction le vestiaire, toujours pas convaincue de sa dégaine mais elle jouait le jeu pour Astarion - le vampire aurait pu lui demander n'importe quoi et surtout lui faire faire n'importe quoi, décidément. Puis, elle espérait y croiser Jen, peut-être qu'elle pourrait la raccompagner - puisqu'elles se rendaient au même endroit.

Hey, you.

Elle la croisait plus vite que prévu finalement. Ah, ça l'agaçait d'être si nunuche et sentimentale, alors que les odeurs étaient ce qu'elles étaient dans une boîte en fin de nuit entre transpiration, alcool et ... bien d'autres choses, elle parvenait toujours à sentir le parfum de Shadowheart parmi le reste et ça lui donnait toujours ces même picotements au bout des doigts, ces même décharges électriques. Se mettre au chaud, ça l'amusait, elle qui avait toujours chaud pour des raisons plutôt évidentes de cœur infernal et qui à elle seule aurait pu servir de chauffage pour la boîte de nuit, ça ne lui rappelait que trop que Shadowheart était Jen.

C'était étrange car comme Astarion, elle avait parfois des comportements qui lui rappelait l'ancienne-Shadowheart. Ce côté mystérieux qu'elle avait, surtout. Alors quand elle lui disait vouloir lui parler mais que ça n'était pas trop l'endroit ou le moment, ça ne pouvait que lui redonner des images d'une autre époque. D'une demi-elfe encore perdue entre se confier ou tout garder pour elle par devoir, alors qu'elle pensait qu'elles avaient dépassés ce stade depuis longtemps.

Mais Shadowheart qui voulait se confier restait rare et toujours à prendre, alors...

Ca a l'air... urgent. On peut toujours en parler sur la route.

Elle jetait sa veste dans son casier pour reprendre sa veste en cuir et l'enfiler en sortant, se dirigeant vers la porte de service après un dernier tour d'inspection, curieuse de si le maître des lieux serait toujours là ou pas.

Rien de grave ?

Quoi que vu les traits qu'elle avait, ça n'avait pas l'air très joyeux. Elle s'attendait au pire, fatalement. Elle voulait déménager ? Changer de job ? Se refaire une vie ? Est-ce qu'elle l'aurait prévenu si c'était le cas ? C'était une de ses crainte depuis qu'elles vivaient sous le même toit ; se lever un matin avec la chambre qu'elle occupait, soudainement vide et entendre à nouveau l'écho dans l'appartement.

Karlach évitait de laisser son regard s'attarder sur elle, la plupart du temps. Elle évitait de croiser son regard, elle évitait de s'attarder trop près, de peur de se trahir alors qu'elle essayait si fort d'être juste une amie mais une amie solide sur qui compter. Les deux méritaient ça. Une main compatissante sur le bras, elle encourageait la demi-elfe à la suivre jusqu'à l'extérieur, rentrer à deux et pourquoi pas parler sur le chemin, elle restait attentive, un poil angoissée à ce qu'elle s'apprêtait à entendre.

L'urgence n'en était pas vraiment une en soi, car elle pourrait très bien se taire finalement, assurer qu'en fait tout allait bien et que ce n'était pas important. Pourtant, ça l'était, c'était important ; tellement important qu'elle en laissait volontiers son mutisme de côté. Son passé était loin derrière elle, sa vie avait changée du tout au tout, elle vivait comme une humaine et en réalité, ça lui plaisait. Mais peut-être aurait-elle préféré que ses souvenirs restent bloqués là où ils étaient, là où ils lui permettaient d'être Jen, cette humaine quelconque avec ses petites habitudes quelconques ? C'était difficile pour elle de faire la part des choses et de vivre le moment présent sans réfléchir à chaque chose, chaque élément qui compose son quotidien, car bien qu'elle ait conscience qu'elle n'était évidemment pas la plus à plaindre, elle craignait que le fait de garder quelque chose d'aussi important pour elle ne lui serait pas bénéfique.

Elle acquiesçait à la proposition de Karlach. L'air frais l'aiderait certainement à changer de sujet si les mots ne lui venaient pas comme elle le voulait, et puis elle lui devait bien ça, elle qui l'avait évitée la journée entière. Elle avait suivi sa colocataire jusqu'à la porte de service, ajustant en même temps sa veste tout en bataillant avec son sac qu'elle laissait pendouiller au creux de son bras. Elle rejoignait finalement l'extérieur en enfonçant ses mains dans ses poches, et bon dieu, ce qu'il pouvait faire froid dans ce pays.

Il avait fallu quelques minutes à Shadowheart pour qu'elle trouve ses mots. C'était à la fois simple mais aussi trop compliqué à expliquer. Elle hésitait entre Eh! ça y est, je me souviens ! et j'ai envie de caner. Elle ne se voyait pas garder le silence éternellement et laisser Karlach dans le doute constamment. Elle se rendait bien compte qu'avoir emménagé avec elle n'avait pas forcément eu que des bons côtés pour la Tieffelin. Officieusement, Jen vivait avec une collègue qu'elle avait connue au travail, officiellement, Shadowheart vivait avec Karlach, la Karlach qu'elle avait toujours connu et à qui elle s'était déjà ouverte plus d'une fois. Alors, pourquoi hésitait-elle tant à lui parler ? Cette île y était peut-être pour quelque chose, car rien ne lui disait que Karlach se souvenait de tout, ou en tout cas de ce qu'elle elle se souvenait.

Les pupilles de Shadowheart allaient des lampadaires qui éclairaient le trottoir à ses pieds, puis sur le côté, en direction de sa collègue qu'elle n'osait pas vraiment regarder. Elle prit une légère inspiration, discrète, avant de laisser finalement sa voix s'élever.

« Tout m'est revenu. » clair, net... Pas très précis. Le regret, déjà, d'avoir commencé par ça, mais elle voulait du concret, Shadowheart, alors pourquoi tourner autour du pot ? « Mes souvenirs, la vie qu'on menait avant d'être forcées à vivre ici, c'est remonté si... Brusquement, cette nuit » même si son cœur était sur le point d'exploser, sa voix restait calme, un calme forcé. Ses pas trahissaient malgré tout sa quiétude, car ils s'accéléraient sans qu'elle ne s'en rende réellement compte. « Le crash, la déesse de Shar, mes parents... » elle se stoppa dans son élan, s'arrêtant même afin de regarder Karlach qu'elle aurait pu semer tant elle marchait vite.

La lumière des lampadaires révélaient ses yeux luisants, elle avait envie de pleurer. Mais pourquoi ? Elle ne verserait jamais une larme, pas maintenant, pas alors qu'elle n'en avait pas versé une seule après tout ce qu'elle avait traversé. Et pleurer face à elle ? Vraiment ? Non, elle était plus forte que ça, et s'il y en avait bien une qui avait le droit de pleurer ici, c'était Karlach, pas elle, jamais. Elle voulait continuer de lui parler, mais sa gorge bien trop serrée l'en empêchait. Elle secouait légèrement la tête pour se convaincre de ne pas laisser déborder ses émotions, pinçant ses lèvres pour ne pas laisser échapper des mots interdits qu'elle ne prononçait d'habitude pas. Ca lui ferait du bien, pourtant, de crier au monde d'aller se faire foutre. Parce qu'elle le pensait, elle vivait avec la conscience de ne pas avoir eu le temps de sauver ses parents, et surtout celle de les avoir oubliés pendant quatre mois. Si elle avait le choix, elle y retournerait, quittes à braver de nouveaux dangers, mais elle était coincée ici, à Staten Island et elle n'avait pas d'autre choix que de s'adapter continuellement, et encore plus maintenant qu'elle se souvenait de tout. Tout plaquer et partir loin, ça lui traversait l'esprit une fraction de seconde. Elle irait vivre sur une île déserte en plein milieu de l'océan, loin de tout avec ses angoisses, ses souvenirs, ses orchidées et.

　　Et Karlach, s'il lui venait l'envie de la suivre à l'autre bout du monde.

Sans plus de cérémonie, elle suivait la demi-elfe jusqu'à l'extérieur de la boîte, s'assurant que tout était bien fermé pour la suivre jusqu'à chez elles. Elle avait fourré ses grosses mains dans les poches de sa veste, c'était un truc qu'elle appréciait, ici, pouvoir s'habiller sans craindre que ses vêtements ne prennent feu ou ne fondent sur sa peau déjà trop marquée, pouvoir remettre des vêtements en cuir comme elle les aimait et... pouvoir être aussi tactile qu'elle le souhaitait sans craindre de faire mal, ou si elle faisait mal ce serait à cause de sa force, il valait mieux ça qu'être réduit en un petit tas de cendres. Avec Jen, c'était toujours difficile de se retenir alors qu'elle en mourrait d'envie. Il y avait toujours des occasions, pas vrai ? Rien que se lever chaque matin ou après-midi et la croiser lui donnait cette envie, ou même le soir pour se dire bonne nuit. Mais elle se retenait, si dur c'était.

Quand tu dis tout ...?

Est-ce que c'était vraiment tout ? Shadowheart ne tardait pas à répondre pourtant mais elle avait ce poids sur le cœur. Se souvenait-elle des regards échangés, des moments manqués, des sourires discrets, des œillades ? Avait-elle conscience des picotements aux doigts chaque fois que leurs mains se croisaient, de cette sensation qu'elle allait vraiment fondre pour de bon si elles s'attardaient ensemble ? Non, ça, Karlach l'avait gardé pour elle. Elle n'osait pas lui demander plus de précisions à ce sujet, parce qu'il y avait plus important que ça, pas vrai ? Sa gorge se serrait en entendant ce que Shadowheart lui annonçait. Shar avait été une sale période de sa vie, elle était bien contente pour elle qu'elle ait pu l'oublier et avancer, mais ça faisait parti de son histoire aussi alors elle ne savait pas trop quoi dire, comment se positionner face à ça.

Elle s'était arrêté de marcher quand Shadowheart l'avait fait, se mettant face à elle pour l'observer plus en détail, ses yeux ambrés s'arrêtant sur chaque petit détail. Mais elle l'avait tant regardé, tant admiré, qu'elle la connaissait presque par coeur, assez pour savoir qu'elle aurait pu craquer à cet instant.

Et tu as gardé ça pour toi toute la journée ?

Ce n'était pas un reproche mais plutôt quelque chose de douloureux pour elle à dire ; elle avait remarqué que "Jen" était étrange mais elle n'aurait pas cru que ça n'allait pas à ce point là. Et que pouvait-elle faire ? Comment pouvait-elle l'aider ? La brune était toujours si... compliquée à décrypter, pour elle. Ca faisait son charme, mais c'était compliqué à suivre pour elle, par moments.

Karlach ne faisait que rarement les premiers pas, toujours dans la peur de mal faire, de blesser, d'avoir un geste qui serait perçu comme déplacé et, surtout, ajoutez à cela 10 années sans pouvoir toucher qui que ce soit et donc oublier ce que cela faisait, quand on était pourtant une personne très tactile de base, elle avait perdu les connaissances qu'elle avait autrefois eu sur "comment faire avec les gens ?". 10 années aux enfers avait fait ça. Mais si Shadowheart se souvenait de tout... Elle pouvait bien se risquer à ça ? A lever sa main droite, lentement, l'amenant vers le visage si parfait de la jeune femme face à elle, lui laissant le temps de se reculer si elle le souhaitait, si elle n'était pas prête à recevoir ce genre de geste ou si elle ne voulait juste pas. Mais si l'elfe la laissait faire, elle lui offrirait une caresse douce sur la joue, de sa grande main chaude, une caresse du pouce qui s'accompagnerait d'un baiser sur le front, tendre, affectueux. Une invitation à une étreinte, si la brune en ressentait le besoin.

Oh, Shadowheart...

Que dire ? Elle n'avait pas les talents de Wyll pour ça, mais elle se creusait la tête. Très fort. Si fort qu'à une autre époque, on aurait pu voir de la fumée lui sortir des oreilles.

Hey... t'es pas seule, d'accord ? On surmontera tout ça ensemble, comme on l'a toujours fait depuis qu'on se connaît. Si tu veux toujours de ma compagnie.

Elle ne se serait même pas vexée si ce n'était plus le cas, peut-être que les choses ne seraient plus pareilles pour elle, peut-être que cette soudaine colocation ne lui plairait plus, elle n'en savait rien. Toujours si la brune la laissait faire, elle aurait pris ses deux mains dans les siennes, posant son front contre le sien. Elle ne l'aurait jamais abandonné. Jamais. Même si elle avait besoin de temps, si elle avait besoin de quoi que ce soit.

Instantanément, elle avait hoché la tête. Elle se souvenait de tout, sans exception. Plus rien ne lui échappait, et si elle aurait aimé que tout soit tout rose, il n'y avait que la douleur ; une douleur tellement profonde, qui primait sur tout le reste. Si elle n'avait pas stoppé sa marche, elle se serait probablement effondrée sous le poids de son corps tant ses chevilles menaçaient de flancher à tout instant. Pourtant... Pourtant, elle avait sa petite fierté, Shadowheart, même alors qu'elle laissait sa faiblesse s'ouvrir en grand face à Karlach. Après tout, il n'y avait qu'elle pour comprendre, pour la comprendre mieux que personne.

Trop faible pour comprendre à quel point elle était médiocre... Voilà que Karlach avait pitié d'elle maintenant. Ca se voyait sur son visage, dans ce regard dont Jen avait tant de mal à se défaire. Elle ne voulait pas de ça, sa souffrance était la sienne, mais elle l'avait semble t-il partagée avec elle.

Machinalement, elle avait haussé les épaules à la seconde question de sa collègue. Oui, elle avait gardé ça pour elle, et mine de rien, elle s'en voulait un peu de l'avoir évitée toute la journée « juste pour ça ». Peut-être que si elle lui en avait parlé directement, les choses auraient été plus simples à assimiler, mais se confier a toujours été quelque chose d'obscure pour Shadowheart.

– Je n'ai pas osé... T'en parler avant... elle soufflait alors, un brin de culpabilité dans la voix.

Soutenir le regard de celle qui lui faisait face était une torture pour elle à ce moment là, donc mettre un terme à ce contact visuel était pour elle la meilleure façon de ne pas sentir de trop le poids de la honte s'appuyer sur ses épaules. Mais échapper à son regard n'était qu'une trop maigre consolation, bien maigre comparée à la chaleur de la main de Karlach qui était venue se poser contre sa joue. Dire que ça ne l'avait pas surprise serait mentir, et son regard s'accrochait maintenant à la première chose qui se présentait à lui : au bas de sa veste en cuire, avant qu'il ne remonte pour que ses prunelles croisent de nouveau celles de la tieffelin. Un contact chaud et d'une tendresse qu'elle n'avait encore jamais eu la chance de connaître, et ses lèvres qui se pressaient contre son front ne faisaient qu'apaiser cette douleur qui consumait son cœur.

Heureusement qu'elle était là. Comment est-ce qu'elle aurait fait, si non ? Elle se serait certainement terrée sous sa couette à broyer du noir, à prier le ciel pour que quelqu'un vienne l'achever. Alors heureusement que Karlach était là, heureusement que son regard sur elle n'avait pas changé, car ça aurait été le coup de massue. A ses nouvelles paroles, Shadowheart sentait son cœur se serrer de nouveau. Comment pourrait-elle se passer d'elle ? Elle avait été si patiente avec elle, alors même qu'elle ne se souvenait même pas de qui elle était pour elle. Le hasard avait peut-être bien fait les choses, mais le destin les avait réunies une fois de plus sur cette île, alors le choix était vite vu.

– Merci, Karlach... elle murmurait, laissant ses mains se blottir dans les siennes.

Son front à présent contre le sien, Jen laissait ses yeux se fermer pour profiter de cet instant si paisible, si doux à ses yeux. Tout semblait s'estomper dans sa tête, comme si une brume ébène disparaissait à mesure que sa peau touchait la sienne. Chaude, sa peau était chaude, une chaleur agréable et pas un seul picotement à l'horizon. Si seulement elle pouvait rester ainsi pour l'éternité... Rien ne la ferait changer de place. Mais ses mains dans les siennes, son front contre le sien, était-ce vraiment assez ? Elle n'en avait pas l'impression, Shadowheart. Tout ce temps passé à devoir se tenir éloignée d'elle au risque d'être consumée la rattrapait aussi net que ses souvenirs. Alors ses mains, elle les lâchaient. Peut-être un peu précipitamment d'ailleurs... Mais si elle se mettait sur la pointe des pieds, c'était pour mieux emprisonner Karlach dans ses bras qu'elle entourait fermement autour de sa nuque. Accrochée à elle comme à une bouée de sauvetage, elle glissait son visage dans son cou, comme si elle pouvait s'y cacher. Dans un murmure, la voix légèrement cassée, elle ajoutait :

– Comment est-ce que j'ai pu t'oublier ?

Ah, ça, elle n'y était pas préparé. Elle pensait qu'elle aurait vu des signes, pas que ça leur exploserait au visage, mais Karlach n'était pas non plus le genre à réfléchir à tout et dans tous les sens mais plutôt le genre à prendre les choses comme elles venaient, si elle était plus apte à la réflexion, elle n'en serait probablement pas là dans sa vie. Mais elle ne savait pas comment prendre les choses à part... Être là pour son amie, si dur c'était tous ces mois de se tenir à distance, de lui offrir des sourires avec une certaine retenue alors que rien que la croiser lui donnait envie de sourire à s'en faire mal à la mâchoire. Elle avait au moins réussi à se satisfaire d'une chose, l'avoir près d'elle, à une chambre de distance, pouvoir veiller sur elle jusqu'à ce qu'elle se souvienne ou non, elle s'était même demandé si Shar ne l'avait pas à nouveau puni en lui effaçant la mémoire et pour de bon, cette fois. Mais se souvenir de tout ? Karlach n'avait pas ce privilège, la fin de son aventure à la Porte de Baldur lui était encore flou, ainsi que des éléments de son enfance et adolescence mais du reste, elle se souvenait.

S'il fallait qu'elle soit une amie, elle le serait. S'il fallait être l'épaule pour pleurer, elle le serait. S'il fallait être la collègue, la colocataire, l'employée, elle le serait. Ca lui permettait de garder à l'oeil ceux qui lui étaient si cher, même si elle n'avait plus le droit à l'intervention. Mais que Shadowheart revienne si soudain à ses souvenirs, oh... Que son amie n'ait pas osé lui en parler avant lui serrait le coeur, pas parce qu'elle pensait que Shadowheart ne lui faisait plus confiance, mais plutôt parce qu'elle songeait que l'elfe avait dû porter ce poids sur ses épaules toute une journée sans qu'elle ne le remarque et que ça avait dû cogiter sévère dans cette petite tête.

Elle prenait les choses telles qu'elles venaient et ne voulait pas trop lui mettre la pression sur ce dont elle se souvenait. Par crainte de ce qu'elle pourrait entendre, même si elle ne le reconnaîtrait pas directement. Mais ça n'empêchait pas la tieffeline de se rapprocher, chercher le contact, de chercher à la réconforter. Elle n'avait pas tous ses souvenirs, c'est vrai, mais que la cléresse et elle avaient été proches, si. Sa toute première étreinte après que son coeur infernal soit temporairement apaisé.

Elle n'avait pas toute sa mémoire d'autrefois mais elle en avait toujours la force alors elle retenait celle-ci pour ne pas broyer la jeune femme dans une étreinte un poil trop vigoureuse, manifestant la joie de la retrouver pleinement tout autant que l'envie d'apaiser son coeur et son esprit. Parce qu'elle serait toujours là pour ses amis, toujours là pour elle, qu'elle le manifeste ou non. Au moins, elle ne la repoussait pas comme elle avait songé, comme elle avait craint ; ça aurait pu aller trop vite à son goût, passer du tout au rien et à nouveau au tout, ça pouvait foutre les boules, mais visiblement, ça allait, ouf.

Aux mains relâchées de la sorte, elle avait un léger mouvement de recul pour l'observer, est-ce que c'était soudainement trop ? Est-ce qu'elle n'avait pas contrôlé sa force ou la chaleur de ses mains était-elle un poil trop à supporter ? Ce n'était pas comme si elle avait pu être tactile avec quiconque et encore moins intime, elle n'était tactile que pour mettre les gens du bar à la rue par le col ou des nouveaux amis aux capacités comme les siennes si ce n'est plus développé donc qui n'en n'avaient pas grand chose à faire ; et quant à l'intimité, elle n'était pas femme à partager sa couche comme ça, même si elle aimait faire croire que c'était le cas, alors elle manquait d'expérience, de connaissance sur son impact sur les autres. Mais cette crainte disparaissait si tôt qu'elle sentait la brune se rapprocher davantage d'elle.

Elle détestait la voir aussi mal. Elle détestait la voir aussi ... triste ? perturbée ? tout ça à la fois ? Elle méritait le bonheur plus que quiconque après la vie qu'elle avait eu. Et si "Jen" voulait lui sauter au cou, voulait se cacher entre ses gros bras, elle y était plus que la bienvenue ; elle la protégerait de tout. De Shar et ses disciples, du monde ou d'elle-même. Ses bras passaient autour d'elle pour l'encercler, la tenir fermement, sentir à nouveau son parfum de plein nez, l'odeur de son shampoing lorsqu'elle avait placé son nez dans son cou... C'était presque trop d'un coup pour elle. Les larmes allaient finir par sortir aussi mais elle se reprenait, elle essayait de respirer un bon coup. Elle devait tenir encore, être forte pour deux, pour trois, encore, c'était son rôle, elle l'accomplirait. Mais les mots qu'elle entendait ne l'aidaient pas, au contraire, ça lui prenait au coeur, à la gorge, elle serrait plus fort encore la demi-elfe dans ses bras, une main posée à plat au creux de son dos, l'autre passait du milieu de son dos à sa nuque pour l'inviter à rester ainsi aussi longtemps qu'elle le souhaiterait, se moquant bien d'être en plein hiver en plein milieu de la rue, il fallait bien qu'être une tieffeline ait quelque avantages - comme avoir une chaleur corporelle supérieure. C'était beaucoup à encaisser et marcher jusqu'à chez elles paraissait pourtant une meilleure idée que rester plantée là mais... Elles avaient besoin de ces quelque minutes.

Hey... Ce n'est pas ta faute, ok ? J'te jure si je trouve celui ou celle qui t'a fait ça...

Elle lae massacrerait sans ménagement, c'était certain.

Mais c'est du passé, maintenant... Tu as retrouvé la mémoire, c'est le principal...

Assurée pour deux, confiante pour deux, elle reculait légèrement sa tête pour inviter la brune à la regarder.

Tu as fait le plus dur, ok ? Maintenant, on va rentrer, prendre une bonne douche, se commander un truc à bouffer et on va parler si tu veux, ou dormir si tu préfères te reposer, mais on avancera.

Karlach n'avait jamais rien eu d'un leader mais elle était assurée, déterminée et elle ne voulait pas laisser celle qu'elle aimait tant souffrir, ne serait-ce qu'un peu. Elle préférait prendre les devants pour deux. Ca ne l'empêchait pas d'avoir les yeux humides, de vouloir la garder dans ses bras ad vitam aeternam mais ce n'était pas à elle-même qu'elle pensait ; Shadowheart était sa priorité. Cette proximité la chamboulait, surtout, son odeur, ce rapprochement, son coeur en était douloureux, comme engourdis, comme presque intoxiquée. Si proche qu'elle pouvait voir de plus près ses yeux verts, où elle pouvait laisser son regard traîner sur ses traits si parfait. Il fallait qu'elle se recule, son coeur ne risquait plus de la faire fondre sur place mais elle en avait pourtant toujours la sensation lorsqu'elles étaient si proches, collées l'une à l'autre.

Elle attendait juste de voir si son amie était prête à reprendre la route jusqu'à leur lieu de vie ou s'il lui fallait encore plus de temps, ceci dit, c'est amusée et pour détendre un peu l'ambiance qu'elle suggérait ;

Tu peux toujours grimper sur mon dos le temps qu'on rentre, tu pourras te reposer. Et peut-être être suffisamment en forme à l'appart pour que je te raconte ce que tu as manqué avec Astarion.

Changer de sujet, essayer de parler d'autre chose, de quelqu'un d'autre, d'un ami commun, ouais, belle idée Karlach.