J’ai une théorie ! Je sais, ça n’enthousiasme généralement que moi, et celle-ci particulièrement, je sais qu’elle ne plaira pas à grand monde. Encore moins à ma psychiatre, donc je me garde bien de lui en parler pour l’instant. Je veux en parler d’abord à Dany parce que Dany – fin de l’explication. Elle a déjà tout entendu, venant de moi, alors un peu plus un peu moins ? Le problème, c’est qu’elle est fort malade en ce moment, donc je lui en parlerai plus tard, mais le problème de Dany, c’est qu’elle refuse d’aller voir un médecin. Alors oui, je comprends que la plupart d’entre eux son des connards condescendants paternalistes qui se croient tout puissant et tout permis, mais pas tous. Suffit de trouver quelqu’un de gentil et d’attentif et ça roule. D’ailleurs, je devrais sans doute dire gentille et attentive, parce que j’ai du mal avec les médecins hommes. Ils me font froid dans le dos sans que je ne puisse expliquer pourquoi. Soit, c’est un autre débat. Ça rejoint un peu ma théorie, si on cherche assez loin. Mais quelle est donc cette merveilleuse théorie que tu nous as cuisinée ENCORE ?, vous demandez-vous – j’espère que oui.
J’ai réfléchi – notez l’effort – et j’ai pensé : si mes médicaments ont un effet limitant sur la pensée, est-ce qu’ils n’auraient pas pour autre effet de limiter l’accès à ma mémoire ? Ils brideraient mes souvenirs avec tout le reste, ne me laissant que ces impressions informes et ces horribles cauchemars qui m’empêchent de dormir correctement. Comprenez maintenant pourquoi en parler de prime abord avec ma psychiatre est compliqué. Je me vois mal lui dire coucou, on peut arrêter le traitement qui vous a permis de m’intégrer dans un programme d’essai thérapeutique basé sur la réhabilitation qui prend en charge mes frais médicaux, me permet d’avoir un logement et de suivre des études ? Mouaaaais, pas fou. J’ai besoin d’un endroit pour vivre, accessoirement.
Du coup, j’ai quand même eu mon rendez-vous avec la psychiatre, et lui ai parlé de tout sauf de ça. Notamment, je lui ai parlé de Dany, sans lui dire que c’était Dany, plutôt sur base de « et si on a ça comme symptômes euuh ça peut vouloir dire quoi ? C’est pour une copine. » Elle a pas eu l’air convaincue par le coup de la copine, je l’ai lu dans ses petits yeux suspicieux ; je pense qu’elle pense que je voulais juste pas lui dire que j’étais malade. Mais elle m’a donné quand même quelques conseils un peu vagues que j’aurais pu trouver sur Doctissimo, alors je vais les appliquer et apporter pleins de choses à Dany pour qu’elle aille mieux. Je passe à la pharmacie avant d’aller au ranch en rigolant. La psychiatre doit être en train de s’arracher des cheveux à cause de moi.

La vieille du ranch m’accueille gentiment et me dit aller demander à Dany si elle veut bien de la compagnie. Je m’assieds en attendant son retour – et peut-être Dany – et profite de ma solitude pour observer autour de moi. C’est mignon, c’est cozy. Le genre d’endroit où on est heureuse de se reposer quand on est malade. Le feu attire mon attention. C’est ambivalent, un feu. Ça réchauffe, ça réconforte, mais d’un autre côté, ça détruit tout ce que ça touche et se répand comme la peste. Je n’ai jamais réussi à savoir si ça me captive ou me terrifie. Un bruit dans mon dos me distrait de ma réflexion et me fait tourner la tête.

« Dany ! »

Je la serre délicatement mes bras. C’est vrai qu’elle n’a pas l’air bien. Je me rassieds sur le canapé et tapote à côté de moi.

« Je ne te dérange pas ? Je ne veux pas te déranger, mais j’ai été à la psy ce matin et je lui ai expliqué ta situation sans lui dire que c’était toi. Elle a cru que c’était moi mais que je voulais pas l’avouer. Mais ! Elle m’a conseillé quelques trucs donc je t’ai tout amené. ‘Doit bien y avoir une solution dans le lot. Au moins pour aider le temps que t'ailles mieux. »

J’ouvre mon sac à dos et dépose une par une chacune des options que j’ai récupérées : du paracétamol, une bouillotte à la lavande, des vitamines, du sérum phy en spray, du magnésium, un test de grossesse – je pense que c’est cette option qui inquiète ma psy, plus qu’un virus de l’hiver qui passerait tout seul – de l’huile essentielle de menthe poivrée et de la tisane au miel et au citron.

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« On peut goûter la... »

Mais la tisane lui sort bien vite de l’esprit, je vois son cerveau faire des sauts périlleux sous ses méninges dès qu’elle attrape le test de grossesse. Ohoh. Je ne savais pas que ça pouvait être aussi dramatique, comme idée. ‘Fin… à titre personnel, je trouve ça terrible, parce que si un jour vous m’entendez dire « ne me stresse pas, le stress n’est pas bon pour le bébé », sachez que le bébé, c’est encore moi. Mais pour la plupart des gens, c’est censé être une nouvelle un tant soit peu réjouissante. Je proposerais bien de jeter la boite dans le feu, mais elle reprend la parole avant moi. Si elle n’avait pas l’air si dérangée par l’idée d’être enceinte, j’aurais rigolé de sa question, mais je dois rester neutre, parce que je ne suis pas venue pour la déranger plus qu’elle ne l’est déjà par sa maladie. Vous me direz, si elle est enceinte, elle a pas finie d’être dérangée. Oh l’angoisse. Plus le droit de dire qu’elle est malade mais devoir sourire tout le temps et faire semblant que tout est merveilleux sous prétexte que le miracle de la vie blablabla. Beurk.

« Alors »

Je ne peux m’empêcher de sourire un petit peu.

« C’est pas le carton l’intérêt du truc, c’est ce qu’il y a dedans. Tu vois les tests covid ? C’est un peuuuuu le même principe, sauf qu’au lieu de te tripoter le nez avec un coton-tige juste tu pisses dessus, après y’a une bande contrôle pour te montrer si le test marche et une bande test qui réagit que si t’es enceinte, ou un truc dans le genre. Un test covid de bébé et ça fait moins mal au nez, mais potentiellement ça engage plus à long terme. »

Chut, elle est pixel perfect ma comparaison. Et oui, je suis très team premier degré : elle me dit carton, je pense à la boite en carton. Mais vraiment, Dany n’a pas l’air très convaincue par l’idée. J’ai l’impression que ça lui fait peur. Je comprends. Mais je ne vais pas lui dire, vous êtes malades ! Je pose ma tête sur son épaule. Je ne peux pas non plus ne pas répondre à ce qu’elle me dit, parce que si ça la fait cogiter à ce point, c’est qu’il doit y avoir dans son passé un bail avec les enfants dont je ne suis pas au courant. Et si ce n’était vraiment pas possible, elle ne poserait pas de questions non plus. Ça serait très méchant de la laisser dans le déni quand ça prend cinq minutes d’aller pisser et faire infuser son test.
Je me rapproche d’elle et pose ma tête sur son épaule.

« Pas concernée dans quel sens ? Dans le genre vierge Marie no jutsu ou passé obscur, mauvaise expérience dont t’as pas envie de parler ? C’est okay si tu veux pas en parler, te force pas. »

J’embrasse sa joue.

« C’est juste… ce monde est impossible en soi, non ? Il remet les choses à plat pour tellement de monde, il efface les souvenirs, les talents, et on ne sait pas quoi d’autre encore. Qui connaît la limite des changements qu’on subit ? C’est tellement fucked up ici qu’on ne devrait même pas pouvoir parler au négatif. »

Si ma psy m'entendait dire ça.

« Tu penses vraiment qu’il y a une limite au champ des possibles ? »

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