Trouver le sens de la vie. Ils sont mignons mes soignants, à me dire que c’est bon, je ne me dois plus me morfondre. Je suis bien, et mon traitement me va bien, et je suis stable, et je fais des études, et j’ai des amis, et je commence à m’intéresser aux choses… Blablabla. Apparemment, je devrais ne rien demander de plus. J’arrive juste pas à deviner quel est le but derrière tout ça, ce qu’on fout sur terre, et c’est pas l’absence de mémoire qui me fait dire ça. Je vois leur train-train, leur quotidien à base de métro-boulot-dodo, et clairement, j’envie pas leur vie de merde. Ça en devient presque intéressant de ne pas rentrer dans une case. Et on va tous crever de toute façon. Ouais, ça, ils aiment pas trop quand je leur dis en entretien. Parait-il que l’important, ce n’est pas la destination, mais le voyage. Donc, selon leur superbe logique, je dois me réjouir que mon voyage pourri, vers une destination pourrie – le cimetière, ça vend pas du rêve – soit moins pourri que prévu ? Y’a pas de petits progrès, c’est ce qu’on dit ? Bref.
Aujourd’hui, ça va ; j’arrive – ou les benzo’ arrivent – à tenir à distance toutes ces questions angoissantes. Elles sont là, mais sans m’oppresser. Je m’en tape et ça me va aussi bien. Elles me harcèleront ce soir ou demain. En attendant, je continue de m’intéresser à des trucs et depuis quelques semaines, mon nouveau truc, c’est la mécanique. C’est une infirmière qui m’a demandé si c’était pas susceptible de me plaire, parce qu’elle a vite fait capté la manie que j’ai de tout désassembler pour tout réassembler – la deuxième partie, j’y arrive plus rarement, le plus probable c’est que je casse tout en mille morceaux. Enfin… personne n’est obligé de le savoir. Y’a jamais rien qui marche à l’hôpital de toute façon. Donc elle m’a conseillé un livre, je l’ai bouffé – dans le sens lu très rapidement du terme, I’m not that crazy – moi qui ai pourtant du mal à me concentrer. Et puisque réviser les partiels, c’est surfait, plutôt que d’aller réviser sagement, j’ai cherché à en savoir plus, à en faire plus parce que lire, c’est marrant deux minutes mais après c’est chiant. De fil en aiguille, j’en suis là. Ou plutôt, j’en suis là parce que quand j’ai demandé à ma tutrice si je pouvais récupérer une épave à la casse pour voir en 3D comment s’organise et fonctionne une voiture, elle m’a envoyée paître ailleurs en levant les yeux au ciel. Je pense qu’elle se dit que mon cas est désespéré. Mais eh ! Pour une fois, c’est thérapeutique – bien sûr que l’équipe savait que je partirais aussi loin dans le délire. Ma tutrice donc, qui m’a orientée sur un job étudiant, ou un job d’été. C’est bientôt la fin du semestre, va bien falloir m’occuper, sinon l’ennui va me ronger et pas certaine du bienfait. Ils étaient d’accord, à l’hôpital, parce que j’ai demandé leur avis, ils ont levé le pouce donc je commence à m’intéresser à la question.
Je passe devant un garage en allant faire une course et décide d’en pousser la porte. Aujourd’hui est un bon jour, autant pousser ma chance en plus des portes – rigolez, c’est une blague, la chance me fuit comme la peste.

« Euh… Bonjour ? »

Je danse d’un pied à l’autre, avance timidement dans un garage ouvert, mais apparemment vide. Qui est assez teubé pour laisser sa porte ouverte comme ça ? A l’œil, ‘doit y en avoir pour… beaucoup d’argent à laisser sans surveillance. Oui, je sais, je suis éclatée pour les estimations, et alors ? Mais une voix dans mon dos me fait me retourner dans un sursaut. Bon, je déteste quand il y a quelqu’un entre moi et la porte. Mais c’est un bon jour, tout va bien se passer ? Au pire, il pourra jamais m’attraper avec ses mains trop glissantes. Sauf si… peu importe ! Personne ne m’étouffera avec un chiffon graisseux aujourd’hui ! Encore moins un vieux qui a la tête de quelqu’un qui pourrait être mon père. L’âge de mon père. On se ressemble pas et ses cheveux sont exceptionnellement basiques. Pas les miens, les miens sont juste exceptionnels. On s’en tape.
Je hausse les épaules et lève les mains paumes vers le ciel en signe de… de quoi ? Innocence ? Reddition ? Je voulais même pas de scooter, qu’est-ce que ça peut me faire d’avoir le permis ? De toute façon on est parqués sur une île comme des animaux en batterie, autant prendre le bus. De toute façon on peut pas prévoir de road trip, ça serait de l’argent investi inutilement. Alors qu’une épave, voyez-vous…

« J’ai pas le permis. Qu’est-ce qu’on s’en tape, je veux pas de scooter. Vous avez vu le prix de l’essence ? Ça serait pas rentable. Du. Tout. Non non non, je suis pas là pour ça. En fait, si vous voulez tout savoir… » Non, Lola, il ne veut probablement pas tout savoir. Ta vie, tout le monde s’en tape. C’est de la merde de toute façon. Plus de la merde que celle de Rhys ? Je demande à voir, il a aucune compétition, ce roi de la lose – c’est gratuit, c’est méchant : de rien. « Je voulais savoir si... » Uhm. Comment formuler ça pour ne pas juste dire que j’ai vu la lumière et que je suis entrée parce que je cherche à passer le temps pendant l’été ? « … je me demandais si vous preniez des étudiants, l’été. Parce que j’adore la mécanique, m’voyez. Un garage, ça ressemble un peu à DisneyWorld, aussi… humble ? Vous dites ? Fut-il. C’est peut-être même pas plus mal, l’humilité. C’est pas l’expérience qui m’étouffe, m’voyez, donc commencer dans quelque chose de plus… discret ? Ça sonne pas trop mal non plus. ‘Fin. Je parle, mais coupez-moi de suite si ça vous intéresse pas, je me fatiguerai moins. »

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Alleeeeeez. Dis oui. Juste oui, rien d’autre ; ça serait si simple. Mais, c’est bien connu, ce qui est simple est chiant, parce que le très merveilleux être humain, plus belle création de dieu – c’est l’égo spéciste qui parle, tout le monde sait qu’en vrai, c’est l’alpaca sa plus merveilleuse créa’ – déteste le simple et basique. Un speech sur la légalité pour me vendre son garage qui pue la magouille et l’arrangement ? Pourquoi pas, faut oser l’audace. Surtout qu’il a l’air complètement désintéressé de ce qu’il se passe dans ce garage qu’il a l’air de détester. Il est marrant, au final. Je ne supporte pas l’ordre et le calme. En fait, il aurait fait fuir n’importe quel gamin, j’pense, mais il a beau dire le contraire, avec sa dégaine de vieux mec chelou qui séquestre des enfants dans sa cave et sa présentation à faire fuir des rats morts, il me vend plus de rêve qu’une offre d’emploi dans un garage Ferrari flambant neuf. Si l’hôpital avait envoyé quelqu’un m’accompagner plutôt que de me laisser vagabonder seule à ce que je veux, ce quelqu’un m’aurait entraînée ailleurs sans y réfléchir à deux fois.
Mais Americaaa, motherfuck*r ! Le capitalisme ! Ça coûte du fric de dépêcher quelqu’un. C’est pas rentable, au moins. Et déjà, ils ont magouillé pour vouloir – pas pouvoir, non non, vouloir – me prendre en charge en me trouvant un programme d’essai thérapeutique pour que le labo’ à la recherche de cobayes à grande échelle prenne mes frais en charge. Okay, sans ça, je serais à la rue, complètement délirante et p’être un peu en danger et un danger public. Ou en taule du coup. Globalement : pas très bien. Mais du coup, astuce ratus, l’hôpital économise sur le budget cobaye comme ils peuvent alors que je l’ai lu une vingtaine de fois, ce contrat, ils devraient aussi m’accompagner dans le côté réhab’. Là-dessus, c’est un peu en demi-teinte. Ça dépend des jours et de ce qu’on entend par réhabilitation, dirons-nous. C’est pas le problème du type en face, ça, il est pas obligé de trop en savoir.

« J’ai pas spécialement besoin de fric, donc c’est fine. Ça aurait été un plus, on va pas se mentir – ça a pas l’air d’être ton bail – mais dans la vie de tous les jours, on a vite fait le tour de mécaniques à bricoler. A moins de voler la voiture du voisin, ce qui n’est pas forcément mon genre – flemme des embrouilles avec la police. »

Flemme de beaucoup de choses, really. Mais j’ai l’air et la manière de me concentrer sur des sujets précis jusqu’à ce que je les maîtrise, avant de les laisser tomber. C’est dans ce genre de période où tout le reste me fatigue plus que de raison, quand je ne sors plus de chez moi que pour des motivations très spécifiques ou très cadrées, comme l’université. Et là, heureusement que la fac c’est finito pour l’été, parce que les longs cours insupportables quand la température dépasse les cent degrés euh… laissez-moi faire mon meilleur coma. Attention sur vingt dans ce genre de moment – pire que d’habitude.

« C’est pas non plus purement occupationnel ; je suis du genre à penser que le profit existe autrement qu’en dollars. L’expérience, ce qui va avec, tout ça tout ça. »

Les contacts, l’information… ça n’a rien de pertinent ici mais ces petites choses sont souvent infiniment plus précieuses que la thune, à mes yeux. Comment expliquer ça à un américain ? Certes, il a l’air moins con que le citoyen moyen. Mais quand même. Il posera plus de questions s’il en a, hein. Il a pas l’air de quelqu’un qui va se gêner. Tant mieux, c’est tellement chiant les gens qui ne parlent qu’avec des pincettes, toujours attentifs à caresser tout le monde dans le sens du poils, le même genre de débile qui considère que la franchise relève davantage du défaut que de la qualité. Et derrière, v’là les quiproquos et les non-dits qui s’accumulent, tout ça pour péter un jour où tout aura pris de telles proportions que les choses seront irrécupérables. Super.
Bref ; bidouiller une voiture. Concentre-toi, bichette. J’esquisse un sourire caché par ma frange trop longue en me rendant compte que cette voiture, je la connais : en errant à l’hôpital, une fois, j’ai croisé un mécano qui bidouillait le même modèle. Même la couleur était la même, il ne manque sur celle là que les logos autocollants affreusement laids de l’hôpital. J’ai jamais compris le principe d’ailleurs, d’afficher ouvertement que les véhicules de l’hôpital appartiennent à l’hôpital, encore moins dans un système où les soins sont hors de prix et inaccessibles pour la plupart des gens. C’est une invitation universelle à péter une vitre pour voir si y’a pas quelque chose d’intéressant dedans, nan ? Et tout coûte tellement cher que tout est intéressant ? Ça s’étonne après de pas avoir assez de fric pour que le CEO de l’hôpital se paie son voyage à Paris tous les mois, si ça laisse son matériel se trimballer avec quelque chose d’aussi évident qu’un néon lumineux « vandalisez-moi » partout dans la ville. On va le plaindre, le CEO. Enfin… peut-être qu’il ne peut même pas aller à Paris, sait-on jamais qu’il soit coincé comme le commun des mortels sur une minuscule île pourrie. Cheh. Pourquoi être riche, maintenant, si c’était pour avoir la même vie de rats de laboratoire que les autres ? Enfin… peut-être pas autant que moi, mais vous avez compris. On est tous des rats, ici. L’argent, c’est accessoire, on l’emportera pas dans notre tombe le jour où le gouvernement fera péter l’île à la bombe nucléaire. Moi, j’ai des outils, je suis contente – pour le moment. Après, sa voiture est un peu chiante. J’ai pas osé demander « qu’est-ce que tu veux que j’en fasse ? », parce que je voulais pas passer pour une conne dans un garage. Donc je magouille pour remettre les trucs à leur place, rebrancher ce qu’il faut rebrancher. Ça manque cruellement de panache, si vous voulez mon avis. Mais dans un garage, j’allais pas proposer de raccorder le lave glace à la place du liquide de refroidissement. A tester en fonction du lave glace pour faire exploser le moteur, mais dans un GARAGE ? J’vais pas commencer à proposer de tout faire exploser, même si tout rendre illégal est sans nul doute le côté le plus charmant de la mécanique. La flemme des embrouilles avec la police, hein, on y revient. Bref. Je raccorde son capot sans erreur intentionnelle – et inintentionnellement aussi, je pense. ‘Fin c’est un capot, c’est écrit sur les tubes comment les tripoter – et lui rend sa boite à outils.

« Normalement, ça explose pas aujourd’hui. On peut s’arranger pour, mais j’imagine que c’est pas le but ? »

Ah ! Si j’y avais mis tout mon cœur en revanche…

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… Je garde finalement la bouche fermée. C’est une question qui n’appelle pas à réponse, je le capte à l’air amusé du mécanicien. J’aurais pu, pourtant, lui faire un exposé de vingt minutes sur comment faire exploser cette voiture – en théorie, parce que la différence avec la pratique est vaste – car, allez savoir pourquoi, je suis bien plus fascinée par le fait de les faire péter que de les réparer. Beaucoup plus fun, surprenant, moins attendu. Bien sûr, sans personne à l’intérieur ! Je ne suis pas folle… vous avez l’idée. Folle à ce point, on dira. Mais, en plus du fait qu’il n’attend pas de réponse, ça ne dorerait sans doute pas mon blase peu reluisant de monologuer sur la beauté inaliénable du chaos et de la destruction. Une petite blague sur la qualité de mon travail, passe encore. Mais je ne peux être investie par le contraire du job inexistant où je postule.
Enfin… Inexistant. Semble-t-il qu’il existe, maintenant. Ça dit quoi des parents, déjà ? Si tu réclames tu l’auras pas. Cheh. J’ai entendu un père dire ça à sa petite et je trouve la réplique particulièrement conne. Déjà parce que la plupart des parents sont épuisés et que les avoir à l’usure semble d’une facilité déconcertante pour tous les bambins de la planète – je tire ces constatations de l’observation des gens, parce que j’ai pas de gosse moi-même. Beurk. Non. Jamais – mais aussi parce que la majorité de la population n’est pas télépathe et que lire dans les pensées n’est pas une option. Comment diable peut-on exprimer ce qu’on veut sans le réclamer, alors ? Car, peu importe la tournure de la réclamation, toutes les formes du monde ne changent rien, au fond. Je suis trop pourrie en interactions sociales pour trop me détacher du sens pur et dur des mots. De plus en plus, j’arrive à le capter chez les autres, ou à y penser à posteriori, mais l’émotion dans la communication est quelque chose sur lequel je travaille encore. Et aujourd’hui, c’est payant d’être trop cash pistache, donc ce n’est pas demain la veille que je vais arrêter. Même si. Bon. Le type est bizarre. Parce qu’après vérifications, il a accepté de m’embaucher sans trop d’hésitation – aucune, parce que je suis parfaite- alors qu’il vient de me dire qu’il ne dirige pas l’endroit… Peut-il prendre ce genre de décision tout seul ? Certes, Ken Bizarre – j’ai été voir Barbie, mais ce type bizarre n’a rien d’une barbie. Donc Ken Bizarre – a l’air de se voir comme le roi de l’endroit. Et puisque le patron n’a pas l’air de traîner dans le coin, peut-être qu’il dirige tout dans les faits, mais juste pas sur le papier. Le papier, ça brûle. Je dis ça, je dis rien. Un putsch est si vite arrivé. Maiiiis ça ne m’appartient pas de le suggérer, mais il semble l’avoir aussi à l’esprit.

« Vous pouvez prendre cette décision même si vous êtes pas le patron ? Sur une offre d’emploi déjà éditée, j’dis pas, mais comme ça sorti de nulle part ? ‘Fin moi ça me va, hein ! J’ai ce que j’ai venu chercher. Vous ‘vouliez pas me vendre un rêve qui n’existe pas. Après, si les problèmes potentiels retombent sur le patron et que ça vous en touche une sans faire bouger l’autre, je suis la première à m’en foutre. Stagiaire it is ! »

Je tire un petit carnet qui me sert d’agenda de ma poche. Il tombe en lambeaux et la blancheur des pages disparaît sous un océan d’encres de toutes les couleurs gribouillés dessus, mais je me démerde toujours pour retrouver ce que j’y cherche. Il n’y a que moi, d’ailleurs, pour comprendre mon bordel organisé, parce qu’il est organisé par et pour moi. Je mordrai le premier qui touchera à mon carnet.

« J’ai des obligations le vendredi et mercredi aprem. Aprem, les deux, pas vendredi toute la journée. »

Ouais, y’a guitare et cuisine à l’hôpital de jour. Autant, elle ne sait toujours pas faire des cupcakes – et de toute façon fun fact, j’aime pas ça – autant elle commence à faire autre chose qu’écorcher des oreilles à la guitare. Donc je suis très fière. Mais au besoin, je peux abandonner la cuisine. Ça ne lui coûte rien d’en parler au toubib. Je tourne quelques pages en plus.

« Et jusque mi-septembre, parce que y’aura la reprise de la fac. »

Je replonge la tête dans mon sac bordélique pour chercher des papiers.

« T’as besoin de quoi comme paperasse ? En plus de la carte d’identité, j’veux dire. »

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Oupsi, c’est pas bien de dire on s’en fout. Déjà que dire « je m’en ai pas grand-chose à faire » n’est pas très poli, mais lui, il est marrant. Pas de neutralité polie totalement fausse, aucun effort sur la manière de parler. Si je demandais si je pouvais aller travailler dans ce garage précisément, probablement qu’on me dirait non, pas avec un contexte. Mais bon, vous commencez à connaître mon petit esprit de contradiction ; plus je me dis (ou que les gens me disent) que c’est pas bien, que j’ai pas le droit, plus j’ai envie de foncer. J’adore ne pas avoir le droit. Et comment vous dire que je suis servie. Entre tous les interdits du quotidien, la fac, ma tutrice chiante qui est plus là pour se préoccuper du fric qu’elle empoche à la fin du mois que de moi, je suis servie. Vous pourriez vous demander pourquoi des interdits si elle s’en bats les reins de sale tête (je suis pas moche, hein, juste littéralement sale). Elle veut pas qu’il m’arrive une trop grosse dinguerie, sinon elle aurait sans doute des comptes à rendre. Et moins de fric avec une petite folle en moins à gérer. Quel métier de l’angoisse, n’empêche. Imaginez je saute dans le fleuve pour m’enfuir. Parce que j’aime pas cette île dirigée par des fachos, donc c’est pas possible mais imaginez. Breeef. Je prendrais la fuite après avoir trouvé un emploi. Ça fera d’autant plus de monde pour s’inquiéter de mon absence. Enfin. Je suis pas sûre qu’il sache épeler le mot inquiétude, le mec marrant. Il m’a donné son prénom, déjà ? Je vais l’appeler Chuck. Je me décide à rentrer dans son jeu et à tenter une promotion de ma personne pour son entreprise pourrie (mes élans mégalo auraient été fort utiles, mais ils sont planqués, aujourd’hui). Je toussote et prends un air important.

« Vous savez Monsieur le recruteur, je suis un peu border moi-même. C’est pour ça que j’ai choisi de postuler dans cette entreprise et non une autre. Car trouver un travail, ça ne se limite pas à trouver un endroit où exercer mes compétences de déesse de la mécanique, mais pour moi, c’est aussi pouvoir trouver une entreprise où je pourrai m’épanouir au quotidien. Me reconnaître dans une entreprise, c’est pouvoir me projeter sur le long terme dans une collaboration mutuellement profitable. »

J’ai rien compris. Et de toute façon j’ai pas envie de me projeter, pas plus que je n’y arrive. Faudrait penser pour ça, et trop penser, c’est déprimant as fuck. Alors je tâtonne et j’improvise, si j’arrive à quelque chose c’est tant mieux, sinon… je suis folle, non ? Personne n’attend rien de moi, de toute façon. Sauf le nouveau patron du coup. Chuck sera le nouveau patron, parce que de ce qu’il dit, j’ai comme l’impression que je l’verrai pas trop, son patron à lui. On s’en fout (politesse, quand tu nous tiens) s’il sert à rien.
Je hoche la tête en l’écoutant parler, note ce qu’il me dit dans mon calepin en ruines. Dommage, j’abandonnerai pas la cuisine. Mais je pourrais peut-être changer ? Je demanderai au toubib, la prochaine fois que je le verrai. Je lui cuisinerai un truc pour le convaincre que je suis une cause perdue, il comprendra direct’. Puis je lui emprunte une feuille pour noter mon adresse et mon numéro de téléphone. Il a l’air de le vouloir. J’espère qu’il en fera rien de glauque. Pas qu’il est quand même un peu chelou, Chucky, mais juste ce qu’il faut. Et les gens chelou, vous savez, c’est tout ou rien. Soit ils sont exceptionnels, soit euh… enfermez-nous.

« T’es marrant, comme gars. D’un côté t’as l’air euh… ouvert à l’originalité, à la proposition, à l’autre, toutes ces conneries. Mais d’un autre ça dérangerait d’embaucher un ex-taulard ? Ils ont besoin de seconde chance, ces petits gars, comme tout le monde.  Genre moi, faut avoir envie de m’embaucher, tu vois, mais t’as pas beaucoup hésité. Qu’est-ce qui bloque avec les taulards ? » Je me tapote le menton, plus pour moi-même (je pense souvent à voix haute) que pour lui. « J’imagine que l’altérité a perdu de son sens avec la société moderne. Pour un garage aussi unique c’est un peu rigolo, comme idée. CEPENDANT, j’ai jamais fait de taule, si ça peut se rassurer. Je devrais pouvoir trouver le papier qui le prouve. Et maintenant que c’est dit, dis-toi aussi que la jeunesse, j’m’en tape, j’aime pas ça. Je veux qu’elle passe, alors autant la passer la tête dans un capot de voiture. Entre ça et quatre cuites par semaine, la question elle est vite répondue. Le fun, c’est subjectif, Ch… Comment vous vous appelez déjà ? Je pense pas que vous me l’ayez dit. »

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Tema la taille du rat. Qui ne fait que ce qui l’arrangeait, uhmuhm. Ça en dit long sur les caractères, en général. Si je n’attendais pas quelque chose de lui, je l’aurais sans doute ouvertement jugé…. Ouais, y’a un petit point commun du coup, à m’adapter en fonction de ce qui m’arrangeait moi. Oupsi. Je serais donc un bébé rat ? C’est peut-être pour ça que ma tête lui revient bien, me direz-vous. Je trouve ça fascinant de voir comment les gens sont très vite capables de savoir si quelqu’un leur revient pas. C’est juger un livre à sa couverture, mais c’est tellement facile, parfois inconscient. On est jamais que des animaux, dans le fond ; juste nous on se renifle pas le cul comme les chiens pour savoir si on sera pote avec l’autre en face. Et j’espère qu’on le fera jamais, qu’on soit clairs. Tout comme j’pense que je pourrais jamais être « pote » (pour ne citer que moi), avec Mr Clark. Mais heureusement : je suis pas là pour me trouver des copains. Puis les gens sont quand même souvent des déceptions sur pattes, donc la flemme de m’en faire un peu. Un petit cercle bien confort, pas plus. Le problème de la théorie, c’est qu’on ne vit pas que de copains. Donc faut trouver un patron.

… La chasse aux trésors ? Quoi ? Et moi qui pensais que j’ai tendance à passer du coq à l’âne. Rien, mais RIEN à voir avec la choucroute. Je le regarde quelques secondes, me demandant si j’ai entendu correctement.

« Bizarre votre question, non ? Chasse aux trésors genre chercher des cartes Yu-Gi-Oh dans un labymaïs ? » Je vois à sa tête qu’il connaît probablement pas Yu-Gi-Oh et qu’il a probablement jamais foutu les pieds dans un labymaïs. « Ou la version adulte ? Genre mettre une combi de plongée et aller fouiller le Titanic ? »

Je crois pas que la combi de plongée suffise pour ça, mais l’un dans l’autre, j’ai absolument aucune envie d’aller fouiner dans le Titanic. Imaginez foutre les pieds dans l’eau et plus les voir. Ou les monstres marins qui vous croquent parce que vous avez une tête d’apéro. Quelle angoisse. Et dire que certaines personnes PAYENT pour se faire jeter dans des requins au milieu d’une cage. Pourquoi ouvrir un restaurant quand on peut devenir le restaurant, hein ? Et c’est moi qui suis folle, j’dis ça j’dis rien. Bon, tout ça pour dire que c’est pas chasser des trésors qui me dérange, c’est l’eau. Chasser des trucs, c’est certes un peu angoissant, mais un peu marrant aussi. Fouiller, retourner, creuser, déterrer, tout ce que vous voulez. Déjà ça passe le temps, et ensuite, l’idée de ne pas savoir ce qu’on cherche m’aide à faire travailler mon imagination (même si je ne suis pas sûre que ce soit une bonne idée, moi j’aime bien). Et quand on sait ce qu’on cherche, c’est un peu excitant de se perdre sans trouver. Puis c’est frustrant et chiant, mais d’abord on passe un bon moment.

« ça dépend de ce que vous appelez trésors, j’imagine. Genre…. » je réfléchis quelques secondes à un exemple. « Certains pensent que les enfants sont des trésors, personnellement j’ai juste envie d’y mettre un coup de pied quand ils passent trop proches de moi. De toute façon ça serait bizarre – et illégal – de chasser des enfants, mais vous avez l’idée. Si vous causez matériel, thunes, trucs inutiles que les gens adorent acheter à un prix déraisonnable, c’est plus marrant. A titre personnel je me taperais bien de ce que je pourrais trouver, mais regarder les gens se taper dessus pour l’obtenir alors que la valeur du bordel est purement arbitraire, ça serait un régal. Pourquoi la question ? Vous organisez des expéditions ? Vous allez où, sans indiscrétion ? Si vous arrivez à sortir de l’île je serais curieuse de savoir comment vous faites. »

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Et c’est moi qui débite beaucoup ? Mais. Il s’écoute parler parfois où… ? Peut-être qu’il adore ça justement, et que ça le dérange de se retrouver face à quelqu’un qui piaille beaucoup aussi. Parce que oui, je dois reconnaître que je parle tout le temps sans que ça n’ait de sens pour les autres, parce que je pense souvent à voix haute et que mes pensées partent dans tous les sens. J’ai fait de gros efforts et autant de progrès depuis mon arrivée sur Staten Island, mais il m’arrive encore, parfois, quand je me laisse emporter, que… C’est presque étrange de me retrouver dans cette situation. C’est donc cette impression que je donne aux pauvres gens qui ne me demandent rien ? Oh la chieuse. Que vais-je tirer de cette expérience ? Rien du tout. J’ai toujours eu la flemme de trop m’adapter au gens. Qui suis-je après, sinon l’ombre de moi-même ? Les gens faux et trop mielleux me sortent par le nez. Tu ne sais jamais s’ils sont sincères où s’ils vont te cracher dans le dos la seconde où tu te tourneras. Une angoisse. DONC, si j’ai envie de dire un truc qui me passe par la tête, en général je le dis. Il a l’air un peu pareil, mais c’est bizarre, parce que de ce qu’il me dit, son passe-temps chéri consiste à embobiner les autres et à leur vendre n’importe quoi.

« Vous vendez bien votre truc, on dirait presque que vous avez bon cœur », je constate d’une voix pensive.

Car j’ai déjà l’esprit ailleurs, pour tout vous dire : prendre le bus ? Sa proposition me fait cligner des yeux. Et il me dit ça avec un tel naturel que ça me perturbe encore plus. Au ton de sa voix, on dirait que je parle d’une absurdité absolue. Punie ? Aux dernières nouvelles, non, mais tutrice me fout une paix royale depuis quelques temps. Je ne suis pas punie, du moins pas que moi : on est tous punis, sur cette île de morts. Parqués là comme des vaches attendant l’abattoir dans l’espoir qu’on pourra vivre un peu tranquille en attendant. Surveillés, traqués, contrôlés comme des criminels en puissance, quand notre seul crime et de s’être retrouvés là. On peut-être plus, selon les profils, mais les honnêtes citoyens qui n’ont rien demandé, qui a pensé à eux avant de les traiter comme des chiens ? Du moins, c’est ce qu’on m’a toujours raconté – plus ou moins un peu d’interprétation. Les ponts de l’île sont brisés, n’arrivent que des cargos de chargements nécessaires à la vie sur l’île. Personne ne sort après y avoir mis les pieds. Qui ne voudrait pas sortir ? La simple idée de ne pas avoir le droit de sortir me donne cruellement envie de me barrer, Parce qu’il y a forcément un but derrière tout ça, sinon aucun intérêt à rogner sur des droits humains aussi élémentaires que celui d’aller et venir. Après, je n’ai jamais eu la curiosité de vérifier l’état des ponts quand je n’avais vraiment aucun souvenir de moi, et depuis qu’ils reviennent, j’ai peu des ponts. No joke, et s’il vous plaît ne vous moquez pas, mais ces saloperies m’angoissent. Est-ce parce que j’ai peur d’en tomber et de me noyer dans le fleuve en dessous ? L’eau, c’est comme le feu : ça fait flipper, mais c’est aussi intriguant qu’inquiétant. Disons que ça va, tant que je vois mes pieds et que ma tête ne finit pas complètement immergée. Donc sur un malentendu, on m’a toujours menti. Mentir est le propre de l’humanité, alors ça ne paraît pas déraisonnable. Et c’est le propre de cette île. J’éclate d’un rire qui n’a rien de joyeux.

« J’ai un petit côté conspirationniste cinglée, mais vous êtes encore plus fou que moi. Il passe par où votre magicobus ? Les ponts sont en ruines, on n’a pas le droit de sortir.  Je pense que si vous essayez de partir à la nage, il y aura quelqu’un pour vous tirer comme un lapin depuis un toit. S’il vous faut réellement chasser quelque chose, essayez donc de chasser notre liberté, mais je pense que c’est peine perdue. Ce n'est pas hyper limitant, pour votre chasse aux trésors ? Quand vous aurez fini de retourne l'île, il ne vous restera pas grand chose à fouiller. »

Peut-être que je n’aurais pas dû dire ça à voix haute. Qui sait ? Il doit y avoir des micros planqués dans tous les coins de l’île.

« Mais après tout, qui pourrait vouloir sortir d’ici ? Ce petit coin de paradis a tout pour plaire, voyons, aha. »

Quoi ? Je tente – d’un ton pas convaincu, soit – sur un malentendu ça peut passer. Au pire, je plaide la folie. Je n’aurais pas grand-chose à faire pour appuyer mon cas.

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Je n’aurais jamais cru dire ça d’un mec qui a l’air aussi chelou que lui, mais… quelle pureté, quelle innocence ? Accessible ? Des ferry ? J’exagère peut-être en parlant de snipers sur les toits, mais il est complètement délulu, lui aussi. Je hausse les sourcils et inspire un grand coup. Ne pas lui expliquer que la CIA nous observe, ne pas argumenter, il s’en fout, ça va juste le faire rire et me mettre dans la sauce. Inspirer, expirer, inspirer, expirer… De toute façon, il change lui-même de sujet et c’est assez exceptionnel pour être noté : ce qu’il me dit m’intéresse peut-être plus que mon conspirationnisme maladif. Il n’a pas tord, dans le fond. Tout dépend de ce qu’on appelle un trésor. Et oui, en plus ça claque. Mais mais mais mais mais, là maintenant tout de suite, que ça claque ou pas, je m’en fous. Il a dit un truc qui pourrait m’intéresser, faire en sorte que je le rejoigne dans ses insensées parce que j’y aurais moi aussi trouvé mon intérêt : la vérité ? Vériquoi ? Pense-t-il vraiment être capable de tout retrouver, comme information ? Non, je ne vais pas lui demander de prouver qu’on vit oppressés, je le sais ça me suffit, mais voilà, mes vérités restent encore à ce jour extrêmement limitées. J’ai quoi, dans mes bagages ? Même pas un an de vérités. Mon existence est vide de sens et de vérités auxquelles me raccrocher. Je n’ai aucun fondement. Vous pensez qu’il serait en mesure de retrouver mes vérités ? Qui j’étais, d’où je viens, comment je suis arrivée ici ? Non, c’est impossible. Si ça l’était, il ne s’embarrasserait plus d’un travail au garage, il serait même dépassé par la demande. Sauf qu’il le dit lui-même : le filon n’expire pas. Est-ce cela qu’il veut dire ? C’est un beau parleur à la recherche de petites mains à exploiter pour l’accompagner dans sa quête de fric et de gloire. Est-ce pour autant que son… passe-temps n’est pas une opportunité pour moi ? Me voilà à penser comme lui… d’un autre côté, comment penser autrement ? Tout le monde trouverait son compte dans son discours opportuniste, mais n’est-ce pas parce que tout le monde a un compte à trouver ? Peut-être que postuler dans ce garage serait juste… plus rentable que prévu ?
Ah bah… s’il le propose en plus. D’un coup, ça paraît suspect, presque. Genre on dirait qu’il fait ça par bonté d’âme. « Je laisserai la gamine m’accompagner parce que je suis généreux. » Non, il est honnête, il cherche la thune, mais du coup, dans son calcul, je lui rapporte quoi ? J’m’en tape un peu, dans le fond, quitte à travailler avec le roi des rats, autant embrasser sa logique quand je serai avec lui : qu’est-ce que j’y gagne ? Si je m’y retrouve, ça m’ira. Surtout si lui ne court qu’après le fric, je prendrai tout le reste.

« La vérité m’intéressera toujours, Boss. La mienne, celle de l’île, celle des autres… C’est pas tant le voyage que la destination que m’intéresse, mais eh ! J’ai pas l’impression que vous non plus. Je vous aide dans vos explorations, je prends (et j’apprends) ce qui m’intéresse, tout le monde est gagnant, on rentre contents. »

Est-ce que ça va plaire aux grands pontes du monde si je fouine trop ? Non. Est-ce que j’en ai quelque chose à faire ? Non plus. Mais je reconnais que c’est mieux si pas trop de monde est au courant de mes petites affaires. J’aime aussi pouvoir déambuler dans les rues de l’île. C’est toujours une prison, mais au moins c’est une plus grande prison que l’hôpital psychiatrique. En plus, c’est plus facile de conspirationner et de prévoir une rébellion depuis la plus grande prison. Je plisse le nez pour cacher mon air trop intéressé (je doute que ce soit très efficace).

« Et vous faites ça de manière officielle ? Parce que perso’, c’est la vérité qui m’intéresse, mais n général, personne n’aime quand on la regarde d’un peu trop près. Si je reste juste la stagiaire du garage, ça me botterait bien. »

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