Bigby tire une dernière bouffée sur sa cigarette avant de la laisser tomber au sol où il l'écrase en silence. Il retient son souffle quelques secondes, avant de finalement recracher la fumée. Il contemple le ciel et profite du calme de la nuit une dernière seconde avant de se lancer.

"Alright, assez plaisanté, il est grand temps que nous ayons une petite discussion toi et moi." énonce-t-il presque calmement en sortant de l'ombre dans laquelle il était resté jusqu'à présent.


Tout avait commencé quelques semaines plus tôt, quelques jours après son arrivée à Staten Island. S'il était toujours perplexe et n'avait pas la moindre idée de ce qui avait pu le faire changer une nouvelle fois de monde, Bigby n'était pas aussi dépaysé que d'autres - ou en tout cas le supposait-il. Et pour cause, il avait déjà vécu cela. Et même s'il ne l'avait cette fois pas véritablement choisi, le "voyage" ou quel que soit le mot juste, avait été infiniment plus tranquille que le précédent. Après tout, s'intégrer d'une version de New York à une autre est nettement plus aisé lorsque l'on revêt l'apparence d'un humain et non celle d'un loup gigantesque qui dépasse les buildings les moins ambitieux.

Toujours est-il que tous n'ont pas eu sa chance. S'il a perdu certains pouvoirs dans ce nouveau New York - pas un mal à son sens, personne n'aurait souhaité le voir déambuler sous sa forme réelle, pas même Bigby lui-même - d'autres avaient dû renoncer à l'intégralité de leurs capacités. D'autres encore perdaient des souvenirs, parfois même jusqu'à leur identité, pour une raison que le détective ne s'expliquait pas. Son premier réflexe aurait été d'enquêter, de chercher à savoir ce qui les avait amenés là tous, mais très vite il avait compris qu'il avançait en terrain miné, et qu'il valait mieux garder ses distances, au moins le temps de trouver quelqu'un pour assurer ses arrières comme Snow White le faisait à Fabletown. Inutile de s'attirer des ennuis, Bigby étant très doué pour se retrouver mêlé à de sales affaires, le boulot ne tarderait de toute façon pas à trouver de quoi s'occuper sans en arriver là. Et une fois encore, il n'eut pas vraiment tort.

Il avait pourtant essayé d'éviter les embrouilles, mais c'était plus fort que lui. Très vite - une fois passés les quelques jours d'envie, ceux où il s'était demandé s'il n'aurait pas eu intérêt à perdre sa mémoire pour repartir de zéro lui-aussi avant de se raviser - l'ancien shériff s'était ennuyé. Et maintenant quoi ? Tout bon détective qu'il était, il avait été bien incapable de trouver la moindre trace de Snow et des autres. Comme si tout ceux qu'il avait connus s'étaient envolés, ou n'avaient pas fait ce "voyage" auquel il avait eu la joie de prendre part. Alors quoi ? Recommencer une nouvelle vie ? Et pour faire quoi? Il ne pouvait plus reprendre le rôle qu'il avait joué à Fabletown, pas sans la légitimité qui lui avait été accordée dans son ancienne communauté, et ne savait pas à quel point la police de Staten Island était fiable - probablement peu. S'il voulait continuer à jouer un rôle auprès des siens, il allait devoir trouver une autre idée. Et c'était exactement ce à quoi il songeait, assis devant son verre de whisky lorsqu'il était entré.

Une silhouette longue,  fine, sombre - presque lugubre, qui ne laissait pas la moindre place au doute. Bigby sut dès qu'il posa ses yeux sur le nouveau venu : ce type n'était pas un simple humain. Et même si sa dégaine n'était pas suffisamment révélatrice, son odeur ôta toute hésitation potentielle : un concentré de peur pur. Une Fable. C'était la seule explication. Ce n'est pas parce qu'il n'avait senti la présence d'aucune Fable de sa connaissance que d'autres ne l'avaient pas suivi - précédé ? - dans ce nouveau monde.

Aussi intrigué que méfiant, il avait observé le type toute la soirée, cherchant désespéramment à mettre un nom, une identité sur l'individu, sans succès. Alors lorsqu'il avait quitté le bar, Bigby l'avait suivi presque sans s'en rendre compte. Et avait continué à chaque nouvelle occasion, notant dans un coin de sa tête tout ce qui sortait de l'ordinaire. Et alors qu'il allait lâcher l'affaire de peur d'attirer l'attention du mystérieux - pas si - inconnu, le destin était venu frapper à sa porte.

Depuis la fenêtre de son appartement en lisière de la forêt il avait revu l'inconnu à la silhouette si reconnaissable. Bigby s'était donc à son tour enfoncé dans les fourrées, jusqu'au coeur des bois, bien décidé à tirer le fin mot de l'histoire. Et l'opportunité lui vint plus vite que prévu lorsque le type s'adressa à lui.

Bigby sortit donc de l'ombre qui l'avait dissimulé jusqu'à présent et avança sans crainte. Il ignorait toujours l'identité de son interlocuteur, mais l'autre venait de lui révéler ce qu'il suspectait : il avait bien affaire à une Fable. Ce qui était une bonne nouvelle. D'abord, parce qu'elle signifiait que Bigby n'était pas seul à avoir fait la traversée. Mais au delà de ça, cela signifiait aussi qu'il n'avait pas grand-chose à craindre de l'inconnu. Après tout, peu de Fables pouvaient rivaliser avec le Grand Méchant Loup. Encore moins lorsque celui-ci désirait toujours en découdre, presque malgré lui. On ne se refait pas du jour au lendemain...

"Qui es tu ? Et je ne te parle pas de ce stupide nom que tu empruntes ici. Quelle Fable es-tu ?" demanda-t-il de sa voix rauque en arrivant à hauteur de l'homme dont il apercevait les traits creusés pour la première fois.

D’aussi loin qu’il s’en souvienne – ce qui n’est pas peu dire – Bigby n’a jamais été très diplomate. Il n’est donc pas surpris lorsque son approche, maladroite au mieux, fait face à un mur de réticence. Si le type en face de lui est également une Fable, il connait Bigby, et surtout il connait la réputation qui le précède. C’est le principal – sinon le seul – avantage à être lui, les Fables savent qui st Bigby Wolf, et évitent de croiser sa route autant que possible.

Pourtant, lui ne semble pas remettre Bigby. L’espace d’un instant, le détective envisage s’être trompé, mais il se reprend rapidement. L’odeur et l’attitude de l’individus ne trompent pas. Et s’il était un bon samaritain sans rien à cacher, que ferait-il en forêt au beau milieu de la nuit ? Alors Bigby envisage d’autres options. La Fable à laquelle il fait face a peut-être perdu ses souvenirs en arrivant ici. Il savait la chose possible pour l’avoir constaté à quelques reprises, parmi ses clients notamment. Certains arrivaient avec une mémoire vide, voire fausse, remplie d’illusions et d’anecdotes qu’ils sont persuadé d’avoir vécu. Pour autant, l’ancien shériff ne s’affole pas. Il ne doute pas qu’il finira par avoir le fin mot de l’histoire, parce que même – surtout – s’il ne souhaitait pas s’en mêler, ce type sentait les ennuis à plein nez, et là où Bigby passe, les ennuis ne sont jamais loin.

"Alors tu ne te souviens de rien, hein ?" demanda-t-il presque plus pour lui-même que pour l’individu, avant de reprendre. "Je me demande ce qui est le plus lâche. Se rendre dans la forêt au milieu de la nuit pour une raison inconnue, ou suivre un individu louche pour voir ce qu’il trafique" répond-il, ironique.

Le sabot de la créature qui accompagnait le type frappa le sol, et instantanément l’odeur de peur qui flottait dans l’air se fit plus forte, entêtante, au point de déconcentrer le détective. Il porta instinctivement la main à sa poche pour y attraper ses cigarettes avant d’interrompre son geste. L’homme caressa la créature, et l’odeur s’estompa légèrement. Pas assez pour disparaitre, mais suffisamment pour que Bigby puisse se concentrer sur la réponse qu’il devait apporter. Ce que venait de dire l’inconnu était un indice quant à leurs identités à tous les deux. S’ils arpentaient ce bois à cette heure, c’est que l’un comme l’autre appartenait au monde de la nuit. Bigby passa en revue les Fables de sa connaissance à la recherche d’une correspondance avec cet homme, toujours en vain. Alors il décida de changer de stratégie, de provoquer pour forcer l’autre à se dévoiler.

"Mémoire ou pas, tu le sens pas vrai ? Que nous sommes de la même veine toi et moi." commença-t-il en laissant l’inconnu tourner autour de lui sans pour autant baisser sa garde.
"Donne moi ton identité, et je te dévoilerai la mienne" lâcha-t-il, presque dans un grognement.

La patience n’avait jamais été le point fort de Bigby, plus adepte des crocs et des poings que du calme et de la mesure. Sans surprise, il commençait à s’impatienter, et son corps réagissait déjà à ce que son esprit lui dictait sans qu’il ne s’en rende compte. Ses poils s’étaient mis à pousser, ses ongles et dents s’étaient allongés pour se rapprocher de ses crocs et griffes initiaux, et ses yeux avaient regagné leur teinte fluorescente. Inconsciemment, il s’était déjà préparé à l’affrontement sans même envisager pouvoir l’éviter.

En d'autres circonstances, Bigby aurait peut-être tenté la diplomatie. Il ne l'avait pas fait, parce qu'il avait senti que son interlocuteur préparait quelque chose de louche, aurait-il affirmé pour se donner bonne conscience, parce que c'est là son premier réflexe en réalité. Mais l'attitude de l'inconnu déclenchait en lui des pulsions qu'il lui avaient toujours été difficiles à contenir. Après tout, on ne devient pas le Grand Méchant Loup en cueillant des pâquerettes. Dès que la tension pointait le bout de son nez, les envies de Bigby de trancher – littéralement – dans le vif du sujet suivaient, et les multiples provocations que l'inconnu lui jetait à la figure n'aidaient certainement pas à apaiser les choses.

D'autres, plus subtils que Bigby auraient probablement agi différemment. Auraient trouvé une petite blague sur le fait qu'il ne faut jamais donner de chocolat à un chien, trouvé une réponse amusante ou suffisamment piquante pour désamorcer la situation sans avoir besoin d'employer la force. Mais Bigby n'était jamais parvenu à ce résultat autrement. On ne change pas si facilement qui on est, et quand bien même il présentait de nombreuses lacunes, le détective n'avait aucune intention de changer sa nature. Alors il resta fidèle à lui-même, jusque dans sa réponse.

"Dont try me "susurra-t-il en tentant une nouvelle fois de réprimer ses instincts.

En vain. La dernière provocation aurait raison de ses tentatives de résister, ou du moins le crut-il jusqu'à ce que le vent hivernal ne le rappelle à l'ordre. Ça, et le nom de l'inconnu qui ne l'était plus tant que ça.

"Pitch Black ?"  demanda-t-il, incrédule.

Il n'avait pas connu le Croque Mitaine. La créature n'existait pas parmi les Fables – assez étrangement, en réalité. Bigby avait découvert son existence lors de son premier exil à New York, et il lui avait fallu du temps avant de comprendre. Pour beaucoup, le Grand Méchant Loup était un autre nom du Croque Mitaine, et au vu de leurs buts respectifs – faire naître la peur dans le cœur des enfants pour les inciter à la prudence – il ne pouvait pas tout à fait leur donner tort. L'ancien shériff resta coi un instant, décontenancé à l'idée de se trouver face-à-face à une sorte d'alter-ego. Un alter-ego dont il se serait bien passé vue la personnalité de Pitch Black.

Le loup observa son autre lui – la formulation le dérangeait toujours – rappeler sa créature pour la changer en flèche. Bigby ne broncha pas. Ce n'était pas la première fois qu'on le menaçait, et jamais une flèche n'avait pu l'arrêter. Il avait appris depuis des siècles déjà à les éviter, et avait toujours pu compter sur ses facultés surnaturelles pour le faire sans difficulté. Et quand bien même les choses seraient différentes cette fois et qu'elle atteindrait sa cible, le Grand Méchant Loup savait qu'ici ses pouvoirs, même quelque peu diminués, étaient encore suffisants pour qu'un peu de sable, aussi magique soit-il ne puisse lui faire grand mal. Après tout, les enfants croyant au Grand Méchant Loup – ou Croque Mitaine, allez savoir – sont encore bien suffisamment nombreux pour qu'il puisse se permettre d'encaisser le coup sans prendre grand risque.

Et il ne croyait pas si bien dire. La flèche fut balayée d'un seul coup de vent, sans même que le détective n'ait besoin d'essayer de l'esquiver. La situation aurait été hilarante, si l'un ou l'autre avait le sens de l'humour – un manque qui les réunissait de toute évidence d'une nouvelle façon, au plus grand déplaisir du loup. Il ne put pourtant s'empêcher de se redresser, bras croisés sur le torse, et de demander, presque dédaigneux.

"C'est tout ce que tu as en réserve ? "

C'en était presque insultant. Bigby se serait attendu mieux de son supposé équivalent. Mais sa faiblesse arrangeait ses affaires, alors il se contenta d'inverser la transformation sans plus de commentaire.

"Le Grand Méchant Loup a encore de beaux jours devant lui" ne put-il se retenir de dire, en fixant Pitch Black de ses yeux dont la fluorescence s'évaporait.

Conscient d'avoir l'ascendant, Bigby se contenta d'un pas, un seul. C'est aussi l'avantage de ne pas avoir besoin de recourir à des attaques à distance. Difficile de louper sa cible lorsque l'on donne un coup de griffe. Et aussi pénible soit-il, le coup d'éclat de Pitch avait bien du le ramener à la raison, ou en tout cas le détective l'espérait-il.

"Et donc, qu'est ce que le Croque Mitaine manigance en forêt au beau milieu de la nuit ? Tu n'as pas des enfants à terroriser ?" demanda-t-il, un peu taquin.