Il m’a fallu un peu de temps pour me remettre de mes dernières aventures. Celles qui ont ouvert mes yeux sur de toutes nouvelles perspectives. Sur des et si que je ne croyais pas possibles, quelques mois plus tôt. Ça ne fait que quelques jours que Pitch’ et moi avons voyagé dans une Ecosse ancienne (quelle était la date exacte, déjà ?) et que nous avons assisté à de la vraie magie. Je trouve encore ça complètement fou de me considérer comme le Marchand de sable alors que je n’en ai aucun souvenir (sinon des rêves et de vagues idées). Et puis, il y a aussi mes livres - ceux qui s’inspireraient d’une réalité (ma réalité).

Pitch’ a essayé de m’expliquer à plusieurs reprises, mais je vois qu’il se montre réticent sur certains faits, sur certains détails (sans doute parce qu’il est le Croquemitaine). Ça aussi, ça me paraît fou. Mon Kozmotis, cet homme de nature lui-même si craintive (même s’il est prêt à prétendre l’inverse à s’en égosiller), qui se nourrirait (en quelque sorte) de la peur des autres ? A bien y réfléchir, cela ne me semble pas si tiré par les cheveux. Lors de notre première rencontre, je ne peux nier avoir eu pour lui une aversion naturelle; une profonde hostilité. A présent, nos liens sont bien différents (et je suis prêt à me battre ou à le battre, lui, d’une bonne petite claque pour les garder en l’état). Kozmotis, celui que je connais à Staten Island, n’a pas mauvais fond. C’est un homme qui a peur et qui se dissimule derrière sa nonchalance, son cynisme et une apparente cruauté pour ne pas se perdre lui-même. Et moi, dans tout ça ? Je tends la main à mon ennemi héréditaire ?

J’ai l’impression de nager en plan roman.

En parlant de roman … Il faut que je me concentre un peu. C’est la première fois que je fais une séance de dédicaces dans un centre commercial et je suis content que ma série de livres trouve son petit public ici, à Staten Island. Les aventures de ces compagnons que Pitch considère comme réels, eux aussi, m'accompagnent depuis aussi longtemps que je ne me souvienne (c'est-à-dire, pas si longtemps que ça). Quelques personnes sont venues me voir, et j’en suis content - il n’en faut généralement pas beaucoup pour me satisfaire. Toute cette agitation, pourtant, me donne envie de rentrer chez moi pour m’assoupir. Ce qui m’empêche de céder à mon penchant naturel pour la sieste, c’est la présence d’un homme en particulier. Un homme qui, depuis que Pitch’ et moi sommes revenus d’Ecosse, me suit. J’ai feint de ne pas m’en apercevoir (parce que je ne suis pas quelqu’un d’agressif sans raison). J’attends de savoir ce qu’il veut, exactement, ce qui le pousse à observer mes faits et gestes. Qu’il se montre dans un lieu public comme celui-ci m’étonne un peu, mais me conforte dans l’idée qu’il n’a pas forcément de mauvaises intentions (du moins, je l’espère). C’est pour cela que je préfère le garder à l'œil, moi aussi. J’ai toujours eu ce penchant un peu protecteur, quelque part (je ne crains pas spécialement pour ma vie, plutôt pour celles de ceux qui sont présents aujourd’hui). L’homme en question a un air aussi renfrogné que celui de Pitch’, la condescendance en moins.

La séance de dédicaces se passe bien, et je me rends compte à quel point les gens peuvent être tendres et gentils, dans le quotidien. Même si je suis muet et ne peux pas vraiment leur exprimer ma joie de les rencontrer (un sourire sincère mis à part), je prends soin de leur laisser un petit mot sur la première page des romans qu’ils achètent. Il n’y a pas une queue infinie, je ne suis pas non plus une célébrité, et mon roman n’est pas un best seller, mais ces quelques personnes me satisfont. Je n’ai pas besoin de plus. Finalement, il ne reste bientôt plus que les organisateurs et cet homme à l’air renfrogné. Je penche légèrement la tête sur le côté en le regardant et lui adresse un sourire et un signe de la main. Va-t-il saisir la perche tendue et enfin m’aborder ?  

L’homme s’approche enfin de moi, et je l’accueille comme je le ferais avec n’importe qui : avec un sourire. Je ne sais pas ce que cherche exactement cette personne, mais si je peux l’aider d’une quelconque manière, je le ferai sans doute. En revanche, s’il est quelqu’un de mal intentionné, il va de soi que je me montrerai moins clément. Je sais que j’ai l’air doux et inoffensif, mais je sais parfaitement me défendre en cas de besoin. L’inconnu a une démarche nonchalante, un air fermé, un regard vif. Il me fait presque penser à un loup, dans sa manière d’être et de m’approcher. Sur ses gardes, en alertes, attentif. Les premiers mots sont lancés de manière presque maladroite, comme s’il cherchait quelque chose à me dire. Je hausse donc simplement les épaules, sans cesser de sourire, peut-être un peu amusé par la situation. Je doute qu’il soit uniquement venu me parler de mes livres et de mon univers ; il a quelque chose en tête et cherche comment y arriver, n’est-ce pas ? Mais, en attendant de voir s’il crache le morceau, je peux bien jouer le jeu. Après tout, ses questions sont innocentes. Je hausse donc vaguement les épaules avant de passer mon pouce et mon index joints sur mes lèvres en signe pour lui signifier que je suis muet.

Il n’est pas si pénible pour moi de devoir poser sur le papier ce que je veux dire aux autres qui doivent souvent s’armer de patience. Cet exercice m’est devenu familier, à force de le pratiquer. J’ai toujours sur moi un petit carnet qui me permet de m'exprimer, en cas de besoin. Je le sors donc de ma poche, supposant sans mal que mon nouvel interlocuteur ne parle pas la langue des signes (comme bien trop peu de monde). J’inscris donc sur mon carnet, d’un mouvement rapide, en lettres un peu brouillonnes, rompu par l’habitude : La plus grande source de l’imagination sont les rêves. Ce qui n’est pas totalement faux. Depuis très longtemps (du plus loin que je me souvienne parmi ces souvenirs flous et vides) j’ai toujours rêvé des personnages qui constituent mes romans. Tout comme je rêve régulièrement de leurs aventures.

Je prends le temps d’observer mon interlocuteur alors que je lui tends mon carnet. Il est grand, sa carrure est imposante, et il ne fait aucun doute qu’il pourrait probablement briser la table qui se trouve entre nous en deux. Pourtant, il ne m’impressionne pas. Il me donne plutôt l’impression d’être quelqu’un de familier et d’un peu perdu. Ce n’est pas la même mauvaise impression que m’a fait Pitch’, la première fois que nos routes se sont croisées à Staten Island. C’est autre chose. Une douce nostalgie. Je joue un bref instant avec mon stylo avant de récupérer mon carnet et d’écrire autre chose, comme pour prolonger cet échange qui a commencé de manière si innocente : « Vous avez quelque chose à me dire, je me trompe ? Est-ce en rapport avec mes livres ? »