You're dislocated
(Don't be like that)

Depuis maintenant plusieurs jours, plusieurs semaines, même, Noé, Sidon (qui ?) avait l’impression que le monde tournait autour de lui à une vitesse folle. Lui, au milieu de cette agitation, restait immobile, inccapable de bouger, inccapable d’avancer au même rythme que la foule des vivants. Les images défilaient dans sa tête en une boucle sans fin. En fait, il ne comprenait pas vraiment ce qu’il s’était passé. Il vivait tout simplement sa vie, comme d’habitude, quand une étrange impression l’avait secoué, comme un choc électrique. Et puis, peu à peu, toute son existence avait volé en éclats. Il n’était pas vraiment Noé, n’est-ce pas ? Noé était une invention de toute pièce, et tout ce qu’il pensait acquis, tout ce qui était pour lui de l’ordre de la certitude, se retrouvait confronté avec la dure et pesante réalité. Mais comment était-ce possible ? Est-ce qu’il devenait complètement fou, est-ce qu’il avait soudain perdu les pédales en mélangeant fiction et monde réel ? Est-ce qu’il devait aller voir un psy ? Lui dire, “Pardon, Madame, monsieur, j’ai soudain réalisé que je m’appelle Sidon et que je suis le prince du peuple Zora. Comment je rentre chez moi, s’il vous plaît ? Je ne peux pas abandonner les miens encore plus longtemps !”

Un rire franchit les lèvres de Sidon Noé (?). Ouais. C’était sûrement ça. Complètement fou, le mec. Complètement détruit par les jeux vidéos, ou quelque chose comme ça. Vous savez ? Ces préventions qu’on écoute jamais parce que c’est vraiment exagéré, ça fait vraiment peur pour rien.  Peut-être que c’était vrai, finalement. Ou bien peut-être avait-il pris un médicament qu’il n’aurait pas dû prendre. Il avait déjà vu ça, dans une série. Un mec qui hallucinait complètement et pensait que les autres devenaient fous alors qu’en fait c’était lui qui perdait les pédales. Tout ça à cause d’une dose élevée d’anti-psychotiques. Noé Sidon secoua la tête. Était-ce seulement plausible ?

Aujourd’hui, il ne travaillait pas. Il en avait donc profité pour traîner au lit et attendre que la maison soit vide. Il ne croisait pas beaucoup ses colocataires, en ce moment. Il ne leur avait pas parlé de tout ça, pas même à Luisa qui, pourtant, avait traversé quelque chose de plus ou moins similaire. Il n’avait juste pas l’habitude de ça, Noé (Sidon). Pas l’habitude de s’ouvrir aux autres pour confier ses problèmes. Pas l’habitude de leur demander de l’aide alors qu’il préférait tendre la main pour aider les autres. Ses pensées, bien sûr, s’étaient dirigées vers Link. Link qui ne se souvenait pas de lui, ou qui n’en avait jamais rien dit. Link, son meilleur ami, celui avec qui il aimait tant passer du temps, celui qu’il chérissait du fond de son cœur comme un précieux trésor. Il n’avait pas pu aller le voir non plus. Il n’avait pas pu affronter ça. Pas pour l’instant, en tout cas. Il s’était donc réveillé dans une maison vide, déserte, et avait erré de longues minutes dans la cuisine, immobile devant la machine à café sans en boire une seule goutte. Finalement, il avait attrapé sa veste et était sorti faire un tour, prendre l’air, s’aérer l’esprit.

Ses pas l’avaient mené à Freshkills Park et sa longue rivière au bord de laquelle se promener. Les mains dans les poches, il avait remonté le courant à pas lents. Quelques promeneurs et joggeurs étaient là, certains discutaient, les autres vivaient leur vie. Noé, Sidon, lui, ne savait plus comment faire. Il était perdu, tout simplement perdu. En y réfléchissant bien, beaucoup d’éléments faisaient sens, désormais. Ses crises d’asthme lorsqu’il ne se baignait pas régulièrement, sa facilité à nager et à respirer sous l’eau, sa passion pour la vie marine, les poissons et les requins.  

Mais tout cela avait-il vraiment un sens ? Vraiment ?

Il s’accroupit près de l’eau et ses yeux se perdirent sur sa surface paisible. Cela l’apaisa un peu. Il eut soudain envie de se glisser à l’intérieur et de la rivière et de disparaître au fond du lac, de s’y cacher longtemps, longtemps pour toujours. Non pas de manière définitive, il était un zora, il pouvait respirer sous l’eau, vivre dans l’eau. C’était juste un moyen de fuir ses problèmes, de ne pas leur faire face. Mais que ce soit Noé ou Sidon, fuir ne lui ressemblait pas du tout. De ça, au moins, il en était certain. Un soupir s’échappa de ses lèvres et il enfouit sa tête contre ses genoux repliés contre lui.

Dès que Rakan sort de mon champ de vision, ce monde redevient aussi morne et triste qu’avant nos retrouvailles. Je n’arrive pas, vraiment pas à lui trouver un attrait, mais pire encore, cette île me dégoûte. Petite, close, sale, polluée. Aucune magie, aucun avenir, rien. A défaut de pouvoir mener à bien une nouvelle révolution, nous sommes bien obligés de nous intégrer parmi les humains, et parmi cette intégration, le travail. Quelle angoisse. J’ai arrêté de compter les années depuis que Rakan s’est imposé dans ma vie, mais nous travaillons ensemble depuis notre rencontre, ni plus ni moins. S’il ne risque plus rien aujourd’hui, qu’être prof de danse n’inclut pas de frôler la mort au quotidien, le voir partir ou partir sans lui ne cessera jamais de me mettre mal à l’aise. Aucun plan, pas de bataille à mener. J’ai déjà entendu l’idée que profiter un peu plus de la vie ne me ferait pas de mal, mais quelle vie ? La vie des Vastaya est animée par la magie sauvage, impossible d’en profiter ici. Imaginez une mouette dans une marée noire, et vous aurez un aperçu de la manière dont je vis ce monde quand je suis seule. Je ne souhaiterais même pas à un noxien de s’y retrouver coincé.
Aujourd’hui, je fais la seule chose qui m’aide à canaliser ma colère : je bouge. Je cours un peu trop pour mon propre bien, car j’ai la forme physique d’un poussin de dix ans. Un poussin colérique. Bouger me manque : rester enfermée sur une minuscule île après avoir passé des décennies entières à parcourir un continent entier, toujours avec un objectif, c’est peut-être même plus compliqué à supporter que la pollution et l’absence de magie. J’ai l’impression d’être un poisson rouge dans un bocal (pauvres poissons, pauvres animaux de manière générale, leur vie dans ce monde est presque toujours un calvaire.) En outre, ça s’associe très mal : il n’y a rien de positif, dans tout ça. A regarder en arrière maintenant, je me demande comment j’ai fait pour tenir si longtemps sans Rakan. J’ai réussi à ne tuer personne, à ne pas finir hors la loi, et même à fréquenter quelques personnes que je n’avais pas besoin de fréquenter – objectivement. Impossible de faire demi-tour, car avoir retrouvé l’amour de ma vie ne nous a pas fait retrouver Ionia. Courir, ça fait passer le temps, ça me demande trop d’efforts pour me laisser ruminer. Ce matin, je suis partie en même temps que Rakan. Pas besoin de dormir, je ne travaille pas ce soir alors je vais l’attendre. Et je dors mieux dans ses bras.

Même leurs parcs, je les déteste. Ils donnent l’impression que tout n’est pas mort et industrialisé, mais ils sont surtout le témoin indélébile de la volonté humaine de tout contrôler. Faire pousser les plantes, pour les couper après. Qu’est-ce qu’ils sont cons. Les humains disent « entretenir », mais ils contiennent dans des limites qui sont les leurs. Ils ne font jamais rien qui ne soit pas dans leur intérêt direct. A couper l’herbe, à tailler les massifs de fleurs, rediriger les courants, définir ce qui doit être de terre, ce qui mérite d’être noyé sous du béton… Ils ne valent pas mieux ici qu’à Ionia. Pire, je dirais, toujours à se sentir tellement supérieurs à la nature. Mais j’ai confiance en l’ordre des choses, je sais que le jour où ils se prendront sur le coin du nez le juste retour de leur destruction, je ne les pleurerai pas.
Mais aujourd’hui ne semble pas être le bon jour pour ça. L’air est frais, le soleil timide, tout est aussi calme et chiant que la dernière fois où j’ai mis les pieds dans ce parc. Presque vide, parce qu’à cette heure-ci, la plupart des gens travaille. Il reste un homme dans ses trente ans qui court avec son chien, un vieux sur un banc qui lit le Times… Rien de bien original. Sauf Noé. Je le reconnais même roulé en boule sur le bord de la rivière. Il n’a pas l’air bien. Je conçois. Ma magie est plus rouillée que si je vivais dans un quinlon*, mais je me fais encore assez confiance pour affirmer qu’il n’est pas humain. Ça se sent, même légèrement, dans l’énergie, dans sa magie à lui. Aussi, dans un monde prévu par l’humain pour l’humain, même la bonne humeur de Noé doit en souffrir. Je m’arrête et hésite. Est-ce qu’il faut que j’aille lui dire quelque chose ? Il semble perdu, mais je n’ai jamais été douée pour réconforter les gens, pas plus que j’en ai un jour eu l’instinct. Essayer de comprendre quelqu’un d’autre que Rakan est un effort que je n’aurais pas imaginer avoir à faire un jour. L’envie, c’est encore autre chose : je regarde Noé désespérer sur le bord de la rivière. Est-ce qu’il compte sauter dedans ? Il n’en a pas l’air. Rah… où est Rakan quand on a besoin de lui ? Lui, si doué avec les mots et les émotions. J’essaie d’imaginer ce qu’il aurait fait dans cette situation, mais il y a une raison pour laquelle on se complète bien.

Ça doit bien faire cinq minutes que j’observe Noé, arrêtée au milieu du chemin comme une conne, et enfin je me décide à aller m’asseoir à côté de lui – pas trop près non plus, n’abusons pas. Je ne sais absolument pas quoi lui dire.

« Tu n’as pas l’air bien. »

Rakan doit sentir mon malaise depuis son studio de danse.

« Tu… veux en parler ? »

Heureusement que je ne travaille pas dans le social. Depuis quand je parle aux autres, déjà ?

Petite note ici*:

MADE BY @ICE AND FIRE.

You're dislocated
(Don't be like that)

La tête enfouie dans ses genoux, il entendit à peine les pas se rapprocher de lui. À vrai dire, il essayait d’ignorer le monde pour se concentrer sur des pensées positives. Mais les souvenirs ne cessaient de venir l’assaillir, de tourner en boucle dans son esprit, de venir murmurer des coupable à ses oreilles. Le poids dans sa poitrine le tirait indubitablement vers le bas. Il voyait clairement le visage de sa sœur, son assurance tranquille, sa force et sa grandeur. Comment avait-il seulement pu l’oublier, oublier ses promesses, faillir à ses tâches ? Où était son peuple, à présent ? Qu'était-il devenu ? Comment rentrer ? Autant de questions sans réponses. En trouverait-il jamais ? Il l’ignorait.

C’est un mouvement près de lui qui le poussa à relever la tête. À côté de lui, une silhouette familière s’était installée. Xayah. La surprise déstabilisa Noé Sidon l’espèce d’un instant. Que faisait-elle là ? Et surtout, pourquoi s’installait-elle auprès de lui ? Cela ne le dérangeait pas outre mesure, mais la jeune femme lui avait toujours semblé être quelqu’un de relativement distant. Sans doute devait-il lui inspirer une certaine forme de pitié. Il ne voulait pas inquiéter son entourage, encore moins ceux qu’il considérait comme ses amis ; aussi, il s’efforça donc d'esquisser un sourire. Sidon avait toujours été doué pour résoudre les problèmes des autres, jamais pour s'épancher sur les siens. De nature honnête, il dissimulait assez peu d’informations, mais n’aimait pas avoir l’air de se lamenter sur son sort alors que d’autres vivaient de pires tragédies. Il y avait toujours quelque chose à faire pour se sortir des situations désespérées, non ?
Ici, pourtant, les solutions lui semblaient inaccessibles. Il se sentait coincé, perdu, et cela l’angoissait. Il n’avait jamais ressenti ça de toute vie ; pas même à la mort de sa sœur. Il avait alors eu beaucoup de responsabilités, et avait pu agir de manière concrète. Que faire, ici, au juste ? Un léger soupir s’échappa de ses lèvres.

« Oh, euh… Ce n’est pas grand-chose… Tu sais ? Parfois, je me demande juste ce que je suis censé faire. » avoua-t-il dans un soupir avant de partir d’un éclat de rire, comme pour balayer les doutes et les états d’âme. « Il n’y a pas grand chose à dire, ne t’en fais pas ! C’est … Gentil d’être venu me poser la question ! » ajouta-t-il, sincèrement touché par la proposition de celle qu’il considérait comme une amie. Il fallait peu de temps, à Sidon, pour se lier aux autres ; peut-être n’était-il pas assez méfiant, toujours prompt à voir dans l’âme des autres des qualités toutes plus exceptionnelles les unes que les autres.

Les minutes qui suivirent furent silencieuses. Sidon jouait avec les herbes autour des ses pieds, passait sa main au-dessus, grattait un peu la terre. Il y avait beaucoup de choses qu’il découvrait, des choses dont il n’avait jusqu’alors pas conscience mais que le poids des souvenirs avait forcé à observer sous un autre angle. Si les zoras sont des êtres aquatiques, ils peuvent très bien vivre à la surface, marcher sur la terre ferme ; ils y sont toutefois plus vulnérables et ne s’y risquent pas souvent, ou très peu. Par ailleurs, les écailles empêchent toutes sensations basiques et humaines. Comme celles de la terre qui s’enfonce sous les doigts et s’incrustent dans les ongles. C’est pour l’instant l’une des seules choses positives que le jeune homme trouvait à sa condition, à toute cette situation.

« Est-ce que tu as déjà eu l’impression de ne pas être à ta place ? » demanda-t-il finalement à la jeune femme en tournant la tête dans sa direction, une joue posée contre le bras qui entourait ses genoux. Ses yeux scrutaient le visage de son amie, comme si elle détenait peut-être des réponses. « Cet endroit est … Je ne comprends même pas pourquoi nous sommes ici. Ni comment … Tu sais ? Rentrer ? Tu vois ce que je veux dire ? » Sidon avait pris conscience de l’impossibilité pour certaines personnes de croire en l’existence d’autres univers, d’autres mondes. Lui-même pensait que toutes ces rumeurs étaient fausses jusqu’à récemment …